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d’Odeypoure et sur tous les dieux du panthéon Pouranique. Mais, sur les causes de leurs espoirs éternels, sur leur vision de l’au-delà, si je les interroge, ils ne savent répondre rien qui me soit intelligible ; tout de suite nous perdons contact, nous ne nous sentons plus des âmes de même espèce ; entre nous tombe comme un rideau de nuit isolante. Ils sont des voyans sans doute, comme la plupart des prêtres, leurs pareils, mais ils sont aussi des simples qui n’expliquent pas.

Chaque jour ils m’apportent des présens naïfs, les deux prêtres, des fleurs, de modestes gâteaux préparés à leur usage. Ils sont courtois et doux. Cependant des abîmes nous séparent. Et au respect qu’ils me témoignent, se mêle un irréductible dédain de caste ; ainsi, non seulement ils aimeraient mieux mourir que partager les mets horribles, souillés de chair et de sang, auxquels m’ont habitué mes ancêtres ; non seulement ils n’accepteraient même pas de ma main un verre d’eau ; mais de plus, le fait de boire ou de manger quoi que ce soit en ma présence, leur semblerait un déshonneur que rien ne laverait plus.


Ce matin, avant l’heure habituelle de leur visite, ils ont entr’ouvert ma porte, — laissant pénétrer avec eux un rayon de lumière ardente, une envolée de poussière, un souffle de fournaise. C’était pour m’informer qu’aujourd’hui est la fête de leur dieu ; qu’ils ne seraient donc pas libres de revenir, mais que je pourrais les retrouver, au baisser du soleil, dans la première enceinte de leur temple.

Et ils m’ont laissé des guirlandes de fleurs de jasmin, comme on en porte ici autour du cou pendant les fêtes, — mais de notre vrai jasmin de France, qui était inconnu, là-bas, dans l’Inde méridionale... Or, ces petites fleurs blanches, enfilées en guirlande enfantine, je n’avais plus revu cela depuis les premiers étés de ma vie, depuis l’âge où, dans la cour de ma maison familiale, à l’ombre des vieux murs garnis de ce même jasmin, je m’amusais à faire des colliers pareils à ceux que mes amis indiens viennent de m’apporter... Et j’ai retrouvé tout à coup dans ma mémoire ces étés lointains, la retombée des feuillages le long de ce mur, les herbes et les fleurs de cette cour qui jadis, à mes yeux, représentait le monde. Alors, dans un recul infini, se sont effacés pour un instant les pays de Brahma, la ville d’Odeypoure, ses dieux, son soleil et sa famine...