La Chambre des pairs s’était réunie seulement à deux heures après midi. Dès le début de la séance, présidée par Lacépède, Carnot lut l’acte d’abdication. Afin de donner à la Chambre des députés le temps de prendre une résolution qui dictât la leur, les pairs renvoyèrent à une commission la déclaration de l’Empereur. Carnot remonta à la tribune pour lire la note que Davout avait déjà lue à la Chambre élective et qui résumait les nouvelles assez rassurantes reçues de l’armée le matin. Il n’avait pas tout à fait achevé sa lecture quand une voix rude, éclatante, impérieuse l’arrêta par ces mots : « — Cela n’est pas ! » Tous les yeux convergèrent du côté de l’interrupteur. On crut voir un spectre : c’était le maréchal Ney. Hors de lui, tout en feu, comme pris de vertige, Ney poursuivit avec une véhémence croissante : « La nouvelle que vient de vous lire M. le ministre de l’Intérieur est fausse, fausse sous tous les rapports. L’ennemi est vainqueur sur tous les points. J’ai vu le désordre, puisque je commandais sous les ordres de l’Empereur. On ose nous dire qu’il nous reste encore 60 000 hommes sur la frontière ! Le fait est faux. C’est tout au plus si le maréchal Grouchy a pu rallier de 10 à 15 000 hommes, et l’on a été battu trop à plat pour qu’ils soient en état de résister. Ce que je vous dis est la vérité la plus positive, la vérité claire comme le jour. Ce que l’on dit de la position du duc de Dalmatie est faux. Il n’a pas été possible de rallier un seul homme de la Garde. Dans six ou sept jours, l’ennemi peut être dans le sein de la capitale. Il n’y a plus d’autre moyen de sauver la patrie que d’ouvrir des négociations. »
L’Assemblée demeura courbée sous les paroles du maréchal, interdite, anéantie. Carnot balbutia quelques explications pour démontrer sa bonne foi et la véracité du rapport de Davout ; il ne pensa point à protester contre l’étrange discours de Ney, qui, en un véritable accès de folie, osait, lui, maréchal de France, déclarer publiquement devant la Chambre et devant le pays que toute résistance était impossible et qu’il fallait traiter avec l’ennemi[1]. Il y avait dans cette salle d’anciens conventionnels
- ↑ Les paroles de Ney produisirent sur l’opinion la plus funeste impression, tous les rapports des préfets, commissaires généraux de police, commandans de gendarmerie, du 24 au 28 juin en témoignent. — Ney, le 22 juin, avait-il complètement perdu la tête, comme il le parut à plusieurs membres de la Chambre des pairs ? C’est à espérer. Il faudrait des témoignages positifs pour me faire admettre, comme on l’a dit, que le maréchal prononça ce fatal discours à l’instigation de Fouché. Il semble bien que Ney avait vu Fouché la veille ou le matin, afin de lui demander des passeports qui lui furent délivrés. Mais cette visite ne prouve point que le maréchal se soit fait l’instrument criminel du duc d’Otrante ; elle prouve seulement qu’il n’avait plus aucune foi dans la résistance, puisqu’il s’y prenait si tôt pour se munir de passeports.