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il n’avait eu que des velléités de résistance, sous l’action de passagers retours à l’espoir et de colères sans durée. Au fond de soi-même, il était plus ou moins inconsciemment résigné à l’inéluctable. Il temporisait quand Regnaud et Caulaincourt lui conseillaient de céder. Mis par Lucien en demeure d’agir, il prit brusquement sa résolution. « Mon cher Lucien, dit-il, il est vrai qu’au 18 brumaire nous n’avions pour nous que le salut du peuple ; et pourtant, quand nous avons demandé un bill d’indemnité, une immense acclamation nous a répondu. Aujourd’hui, nous avons tous les droits, mais je ne dois pas en user... » D’une voix plus grave, il ajouta : « Prince Lucien, écrivez ! » Puis, il se tourna vers Fouché et lui dit avec un sourire moqueur, d’une admirable ironie : « Ecrivez à ces bonnes gens de se tenir tranquilles ; ils vont être satisfaits. » Fouché subit le sourire sans avoir l’air d’en comprendre l’intention, et il griffonna aussitôt un petit billet à Manuel.

Lucien s’était assis à la table, mais, aux premiers mots dictés par l’Empereur, il écrasa sa plume sur le papier, se leva d’un soubresaut on repoussant sa chaise avec bruit et marcha vers la porte. « Restez ! » commanda l’Empereur. Subjugué, Lucien se rassit, et devant ses ministres profondément émus, au milieu d’un silence solennel qui permettait d’entendre, par delà le grand jardin, les : Vive l’Empereur ! criés par la foule, Napoléon dicta l’acte d’abdication : « En commençant la guerre pour soutenir l’indépendance nationale, je comptais sur la réunion de tous les efforts, de toutes les volontés, et le concours de toutes les autorités nationales. J’étais fondé à en espérer le succès. Les circonstances me paraissent changées. Je m’offre en sacrifice à la haine des ennemis de la France. Puissent-ils être sincères dans leurs déclarations, et n’en avoir voulu réellement qu’à ma personne. Unissez-vous tous pour le salut public et pour rester une nation indépendante. »

Pas un mot sur les Chambres, sinon l’allusion que leur concours lui avait manqué pour défendre la France. Sa déclaration était adressée non aux mandataires du peuple, qu’il affectait de ne plus connaître, mais au peuple français tout entier. C’était un sacrifice complet, absolu, une renonciation sans conditions à tout droit, à toute garantie, à toute sauvegarde.

Fort surpris que l’Empereur n’eût point même nommé son fils,