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M. Henry Cochin[1], dès le 19 mars, mon père fut secrètement averti, par un ouvrier, que son arrestation était résolue au Comité central. Après une grande hésitation, il se décida à partir. A onze heures, nous étions en route avec mon frère aîné, revenu l’avant-veille seulement de captivité. A midi, les fédérés arrivaient à la maison et la trouvaient vide. A la gare, un homme galonné fouilla nos valises, il mania le manuscrit des Espérances Chrétiennes et, n’y trouvant sans doute rien de suspect, nous laissa passer. A Vitry, nous attendîmes deux heures le visa des autorités allemandes sur nos feuilles de route ; un peu plus loin, on nous fit descendre de voiture, sans donner de raisons, et il nous fallut continuer la route dans le fourgon des bagages, assis sur des caisses. Enfin, nous arrivâmes à la nuit tombée dans notre maison dévastée, évacuée depuis peu de jours par les troupes allemandes. Là, que restait-il à mon père de tout le labeur de sa vie, de toutes ses confiances, de toutes ses illusions ? »

Qu’on se représente l’état d’esprit d’un homme passionné pour la grandeur de son pays, et qui le voit tout à coup envahi par l’étranger, réduit à la dernière extrémité par une lutte fratricide. Comment s’expliquer un écroulement si subit et si complet au lendemain de splendeurs sans pareilles ? Cochin demeurait étourdi, accablé par ce spectacle, se croyant le jouet d’un cauchemar affreux, et cherchant autour de lui une réponse à ses questions poignantes, un médecin qui lui dît si vraiment sa patrie n’allait pas mourir.

C’est alors que, dans sa maison désolée, au son du canon de Paris, sur sa table de travail à moitié brisée par les coups de crosse des fusils allemands, en même temps qu’il écrivait l’Introduction de son livre Les Espérances chrétiennes, il adressait à Le Play la lettre admirable que l’on connaît, et où sont consignées toutes ses angoisses patriotiques. Il se tourne vers l’homme dont Sainte-Beuve a dit qu’il avait étudié et comparé tous les peuples avec un diagnostic merveilleux, qu’il était muni de toutes les lumières de son temps. Il lui demande où en est la société française. Est-elle guérissable ? Est-elle fatalement vouée à la décadence ? L’appel fut entendu, et Le Play y attacha tant d’importance, que plusieurs publications spéciales qu’il fit alors, et qui obtinrent du retentissement, eurent pour but d’y

  1. Préface des Espérances chrétiennes.