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pour ne pas dire nécessaire, le contact direct avec les pauvres. Il a senti auprès d’elle toute l’étendue des devoirs qui incombent aux favorisés de la fortune, et à quel point sont coupables ou insensés ceux qui se dispensent de payer la rançon de leur condition privilégiée, ou qui s’imaginent pouvoir l’acquitter sans aucun effort personnel, sans s’imposer de sacrifice. C’est sans doute au retour d’un de ses entretiens avec elle, et encore tout enflammé en constatant dans le monde la folie des dépenses inutiles, l’oubli de la souffrance d’autrui, qu’il écrivait, comme pour soulager son indignation, les lignes suivantes, apostrophe sanglante jetée aux cœurs endurcis par la prospérité :

« Qu’est-ce qu’on donne en comparaison de ce qu’on garde, et quand donc la générosité va-t-elle jusqu’à se priver ? Quel abus de se faire remplacer et de ne pas voir le champ de bataille de la vie ! Qui donc visite les pauvres et entre un peu avant dans leur histoire ? Vous ne savez rien, si vous n’avez pas vu en tous lieux, à la ville, aux champs, l’escalier noir, la chambre sale, le petit carreau de papier, la paillasse infecte, le haillon sans nom, la poussière, la nudité. Et vous le voyez au jour, au soleil, la porte ouverte, quand l’homme est dehors et qu’un peu de feu cuit un peu de soupe. Mais la nuit, le soir, par la neige, la pluie, la lueur de la chandelle, quand les enfans tremblent et que le père se tait, sous le toit, sur la paille et sans lendemain ! Vous ne connaissez pas la voisine qui jure, le créancier qui menace, le boulanger qui refuse, la maladie qui entre et le sein tari.

« Connaissez-vous le vieux pauvre qui se refroidit peu à peu près de son tison, sous ses guenilles sans forme ? Connaissez-vous le brutal qui s’alourdit, et surtout la femme pauvre, tantôt un ange, tantôt une sauvage sans décence et sans bonté ? Et les étrangers emprisonnés par leur langage, fuyant la pitié et détestés ? Les connaissez-vous ? Et la plaie qui saigne et les cheveux malpropres ? Savez-vous que ces gens ne mangent jamais de viande, jamais ?

« Oh ! si je dis ces choses, c’est pour ajouter que nul sentiment humain ne peut donner le désir d’entrer là ni l’amour de ces êtres dégradés, et qu’on n’aime la face hideuse du pauvre que seulement quand on voit la face radieuse du Christ[1]. »

  1. Notes inédites.