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Le long des rues étroites, le dos de l’énorme bête — un éléphant femelle, dans la soixante-quinzième année de sa vie, — nous mettait à la hauteur des premiers étages, à toucher les moucharabiehs délicats, les galeries sculptées où rêvaient les belles, et toutes s’inclinaient en portant les deux mains au front.

A un carrefour, des nattes avaient été tendues pour enclore, jusqu’à hauteur d’homme, une partie de la place ; mais nous passions assez haut montés pour voir par-dessus la fermeture légère. Et c’était une fête de mariage que l’on avait ainsi installée dans la rue, devant la maison des époux, jugée trop petite ; quantité de jeunes femmes très parées, aux voiles pailletés d’or, se tenaient là assises en cercle pour écouter des musiciens et des chanteurs.

Sur la place du marché, que de saints ! Les humbles marchands et les pauvres se courbaient en révérences profondes. Les beaux cavaliers se bornaient à un signe de tête, chacun retenant son cheval — que toujours un éléphant terrorise — et qui ruait ou se cabrait, chavirant des mannequins de roses. Même des troupes de bébés, même d’adorables petites filles de cinq ou six ans, aux yeux très peints, s’arrêtaient pour porter gravement les mains au front, et leur gentil salut comique nous arrivait de tout en bas, de presque dessous notre bête monstre, — qui du reste posait ses pieds l’un devant l’autre avec des précautions maternelles, pour ne pas leur faire de mal.

Et je me rappelle, au tournant d’une rue à peine assez large, où nos flancs rasaient les murs, une secousse, un brusque arrêt : la tête d’un autre éléphant plus énorme encore, un mâle avec de longs ivoires, apparaissait, arrivant en sens inverse, juste en face de nous... Une minute d’indécision ! Vraiment on eût dit qu’ils se consultaient avec courtoisie, les deux colosses, — d’ailleurs commensaux dans les mêmes écuries royales et devant beaucoup se connaître. L’autre, enfin, fit trente pas en arrière, entra à reculons dans une cour, et nous passâmes, frôlés par sa trompe.


XII. — LA MONTAGNE DES ROIS

L’heure méridienne approche, resplendissante et morne, sur les désolations de l’Inde. Calmement, l’éléphant monte ; par une rampe, taillée en des proportions surhumaines, il s’élève au