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gros éléphans dodus, qui mangent à présent du fourrage venu de très loin et coûtant très cher.

Et, au-dessus de la clameur des foules, il y a la clameur des corbeaux, sur les toits et dans l’air assemblés par milliers. Cet éternel ensemble de croassemens qui, dans l’Inde, domine tous les autres bruits terrestres, s’enfle ici en crescendo, arrive à un vrai délire : les temps de famine, quand on commence à sentir partout l’odeur de la mort, sont des temps d’abondance et de joie pour les corbeaux, les vautours et les mouches.


Cependant les crocodiles du Roi vont prendre leur repas, au fond des jardins murés.

C’est tout un monde, ce palais du Roi, avec ses dépendances sans fin, ses écuries d’éléphans ; et, pour arriver au lac artificiel où les crocodiles habitent, il faut franchir encore tant de hautes portes hérissées de fer, tant de cours grandes comme les cours du Louvre, bordées de farouches bâtimens aux fenêtres grillées — et aux murailles roses, il va sans dire, avec semis de fleurs blanches ! Dans ces quartiers, il y a foule aujourd’hui, et on y fait des appels ; c’est jour de solde pour les soldats, et ils attendent tous, un peu sauvages et souvent superbes, tenant des lances ou des étendards ; on les paye en lourdes pièces d’autrefois, monnaies rondes en argent, ou monnaies en bronze de forme carrée.

Dans une salle de marbre, aux colonnes et aux arceaux ciselés, un vélum de velours pourpre est tendu sur un métier gigantesque, et une dizaine de brodeurs travaillent à le couvrir de fleurs d’or en haut-relief : une robe neuve, pour l’un des éléphans favoris.

Les jardins, à force de laborieux arrosage, sont encore à peu près verts, surprenans comme une oasis au milieu de ce pays brûlé ; d’ailleurs, vastes comme des parcs et tristement exquis entre leurs murailles crénelées de cinquante pieds de haut : des allées droites à la mode ancienne et pavées de marbre ; des cyprès, des palmiers, beaucoup de roses, et des petits bois d’orangers qui embaument l’air ; partout des fauteuils de marbre pour se reposer à l’ombre, des kiosques de marbre pour les danses de bayadères, et des bassins de marbre pour les bains princiers. Des paons, des singes, — et même, sous les orangers, des chacals en maraude montrant leur museau furtif.

Enfin, le grand étang, enfermé lui aussi dans de terribles