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longtemps après que nous avons fini de parler, et nous sommes gênés par la fixité de l’horrible regard.

Cependant, mon chevrier n’a plus peur, ayant constaté que tous ces personnages de pierre étaient aussi immobiles pendant la nuit qu’en plein jour. En sortant de cette grotte, sa lanterne éteinte, délibérément il rebrousse chemin ; je comprends qu’il va me mener vers quelque chose qu’il n’osait pas affronter d’abord, et, sur ce sable qui rappelle celui des grèves, nous marchons plus vite, suivant en sens inverse la ligne des falaises, passant cette fois sans nous arrêter devant toutes ces entrées dont nous avons déjà pénétré le mystère

La nuit s’avance lorsque nous touchons au but. L’homme rallume sa lanterne et se recueille. Il paraît que, où nous allons, il va faire très noir.

Ce qui ajoute une horreur imprévue à cette entrée, plus grande encore que toutes les autres, c’est que les divinités, les formes gardiennes du seuil, au lieu d’être calmes ainsi que là-bas d’où nous venons, s’étreignent, se tordent dans des convulsions de rage, de souffrance ou d’agonie ; on y voit si mal que l’on ne sépare plus exactement, dans ces amas de noirceurs, ce qui est personnages taillés de ce qui n’est que reliefs de la montagne, mais les roches elles-mêmes, les énormes masses surplombantes ont des attitudes prostrées, des contournemens douloureux : nous sommes ici devant les demeures de Çiva, implacable Dieu de la mort, celui qui tue pour la joie de voir mourir.

Et le silence du seuil prend je ne sais quoi de spécial et de terrible ; rochers ou grandes formes humaines, angoisses pétrifiées, agonies en suspens depuis plus de dix siècles, tout est baigné dans ce silence-là, qui est sonore à faire frémir ; on s’inquiète de ses propres pas, on s’écoute respirer...

Aussi, nous nous attendions à tout, excepté à du bruit. Mais à peine entrions-nous sous la première voûte, qu’un bruit soudain, effarant, éclate en l’air, comme si nous avions touché la détente de quelque mécanisme d’alarme ; un bruit qui, en une seconde, se propage jusqu’au plus profond des temples : fouettement de grandes plumes noires, tournoiement affolé de grands oiseaux de proie, aigles, hiboux ou vautours, qui dormaient là-haut parmi les pierres. Toute cette symphonie d’ailes est amplifiée sans mesure par des résonances caverneuses, répétée par