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par exemple entre le deuxième et le troisième (que les zoologistes appellent basipodite et ischiopodite). Elle ne se fait pas dans cette partie molle et membraneuse qui sépare les parties rigides, mais dans la continuité du deuxième article, en pleine partie dure. La place de la rupture est d’ailleurs indiquée par un sillon préexistant. Tous ces faits avaient été aperçus déjà par Réaumur et ils étaient tombés dans l’oubli. C’est d’ailleurs sur les crabes, plutôt que sur les écrevisses, qu’ils s’observent bien. Toute personne qui a manié ces animaux vivans sait avec quelle facilité ils décrochent et sèment leurs pattes sous l’influence d’une irritation très légère. Les dix pattes peuvent tomber ainsi successivement, et le crabe se trouver réduit, en quelque sorte, à l’état de cul-de-jatte.

Il n’est pas permis d’incriminer ici, pas plus que pour le lézard ou la sauterelle, une fragilité spéciale du membre. Cette fragilité n’existe pas. Il faut des poids de 4 à 5 kilos pour détacher la patte chez un crabe qui aurait les dimensions de la paume de la main. La séparation, dans ce cas, ne se produit presque jamais au lieu d’élection habituel ; le membre tout entier est arraché à son insertion au tronc. De plus, la surface de rupture, au lieu d’être propre et nette, montre des masses musculaires déchirées, en lambeaux. La nature est, dans ce cas, meilleur chirurgien que le physiologiste.

Reste à expliquer le mécanisme de l’amputation et son innocuité. Il faut pour cela se rappeler la constitution des pattes des crustacés que H. Milne Edwards a fait connaître autrefois dans ses belles recherches sur l’histoire naturelle de ces animaux. Une patte est formée par une série d’étuis durs, plus ou moins cylindriques, placés bout à bout. Une membrane flexible les relie, qui permet les mouvemens des uns sur les autres, à peu près comme le joint de cuir qui dans les tuyaux d’arrosage public unit entre eux les tubes métalliques. Les articles sont au nombre de six, et c’est le second à partir du tronc qui nous intéresse ici. Ce second article, en effet, est formé par la soudure, plus ou moins complète, de deux pièces : un sillon visible en indique extérieurement la jonction. C’est là que se fera la rupture : c’est le lieu d’élection ; le point de moindre résistance. Un muscle puissant, étalé en éventail sur le premier article, vient s’attacher par un tendon en pinceau sur le bord le plus voisin du deuxième article. Sa contraction, lorsqu’elle est modérée et qu’aucun obstacle ne se met en travers, a pour effet d’écarter la patte de l’axe du corps, de l’étendre en dehors (muscle extenseur). Lorsque la contraction est violente, et c’est le cas pour celle qui est provoquée d’une manière réflexe par le froissement,