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on s’en éloignerait. Le style est quelque chose de plus intérieur et de plus personnel. « Bien écrire » ce n’est pas écrire de telle ou telle manière, mais, de quelque manière qu’on le dise, et avec des moyens qui, d’un écrivain à un autre écrivain, ne sont presque jamais les mêmes, c’est réussir à dire tout ce qu’on a voulu dire, et rien que ce qu’on a voulu dire, et de telle sorte qu’il n’apparaisse pas que l’on puisse autrement le dire. Qu’ils décrivent ou qu’ils peignent, qu’ils racontent ou qu’ils raisonnent, qu’ils exposent ou qu’ils discutent, en prose comme en vers, au théâtre comme dans le roman, en français comme en espagnol, je pense, et, en tout cas, comme en latin et comme en grec, c’est à ce signe que se reconnaissent les grands écrivains. Les autres, — les moindres ou les médiocres, — réussissent à se faire entendre. Tout le monde se fait entendre : une cuisinière, un reporter, un politicien. Mais regardez-y de plus près, et, parmi les contemporains de Corneille, lisez Rotrou, par exemple, ou Tristan L’Hermite, ou Quinault, ou Thomas, frère de Pierre, La Calprenède ou du Ryer : vous les trouverez toujours au-dessous, ou au-dessus, ou à côté, dans les parages ou dans les environs de ce qu’ils auraient voulu dire. Leur langue est celle de Corneille, — leur vocabulaire, et aussi leur syntaxe, — mais un don leur a été refusé, qui est celui d’égaler leur pensée par l’expression, et, quoi qu’ils disent, et qui n’est pas toujours plus mal pensé ni moins vivement senti que du Corneille, ce qui leur fait défaut, c’est le don de nous procurer, à nous spectateurs ou lecteurs, la sensation du définitif et de l’achevé. Corneille a eu ce don ! Dans ses chefs-d’œuvre, — et déjà dans les comédies de sa jeunesse, non pas Clitandre, mais la Suivante ou l’Illusion comique, — il a dit tout ce qu’il voulait dire ; et il l’a dit comme il le voulait dire ; et ce qu’il n’a pas pu dire comme il l’aurait voulu, il s’est abstenu de le dire :


... Et quæ
Desperat tractata nitescere passe, relinquit.


C’est par là qu’il est éminent. Il a le don du « style » et de l’invention verbale ; le don de ceux qui sont « nés » écrivains. C’est en eux, et d’abord, ce qui frappe leurs contemporains et leurs « nationaux. » Ils enrichissent de leurs trouvailles le trésor commun de la langue maternelle. Ils en étendent les moyens à de nouveaux usages. On les comprend, quoiqu’ils se servent