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mêmes fonctions, attachée à la personne de l’Impératrice douairière, honorée de sa confiante amitié. Le mari de Dorothée n’était plus ministre de la Guerre. Mais, nommé lieutenant général, aide de camp de l’Empereur, il n’avait rien perdu de son crédit. Sous les ordres de son maître, il participait à la haute direction des affaires militaires. Il devait en être ainsi pour lui jusqu’à la fin de 1809, époque de son entrée dans la carrière diplomatique et de sa nomination à la légation de Prusse.

Durant cette période de huit années, rien dans l’existence de sa femme ne permet de prévoir le grand rôle qu’elle tiendra plus tard. Les événemens publics qui, dans l’avenir, absorberont son attention, ses facultés et la passionneront ne semblent pas l’intéresser. Il en est à peine question dans ses lettres de jeunesse ; elle y parle surtout d’elle, de son mari, de ses enfans, au fur et à mesure qu’ils viennent au monde, — elle en avait quatre en 1809, — des menus faits de sa vie, de ceux de la ville et de la cour. Elles n’offriraient qu’un médiocre intérêt pour l’histoire si elles n’éclairaient du jour le plus vif celle de la société russe dans les premières années du règne d’Alexandre. À ce point de vue du moins, elles méritent de retenir le lecteur, car elles sont une chronique vivante et piquante, où revit tout un monde avec ses mœurs, ses plaisirs, ses scandales, ses drames.

Au commencement de 1802, le frère aîné de Mme de Liéven, entré dans l’armée en qualité d’officier, venait de quitter Saint-Pétersbourg pour aller faire au loin son apprentissage de la vie militaire. Très attristés de leur séparation, le frère et la sœur s’étaient promis de s’écrire souvent, tant qu’elle durerait. Dès le 27 février, Dorothée tient parole :

« J’ai eu bien du plaisir, mon cher Alexandre, à recevoir votre billet d’hier. J’étais impatiente de savoir des nouvelles de votre course nocturne. Vous voilà en grand train de voyage à l’heure qu’il est. Le mari vient de partir ; je n’ai plus d’Arrar à traîner après moi dans la maison ; les matinées me paraissent d’un long tuant ; je n’ose pas lire encore et pour comble de disgrâce je n’ai plus d’oranges à peler, car vous savez que depuis qu’il n’y a plus de progéniture à attendre, on a cessé de m’en donner. Khitroff a passé hier la soirée chez nous ; il m’a dit une nouvelle dont on fait encore un grand secret, mais qui va être connue ces jours-ci : le comte Flinsky se divorce décidément de sa femme et part de suite pour épouser la princesse Lubomirska...