Page:Revue des Deux Mondes - 1903 - tome 13.djvu/169

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

un habit trop court. Les gilets étaient proscrits. L’Empereur disait que les gilets avaient fait la révolution française... Dans les dernières six semaines, plus de cent officiers de la garde impériale avaient été jetés dans les prisons. Mon mari avait le malheur d’être l’organe de ces sentences iniques. »

Après avoir mentionné les dispositions du malheureux Paul Ier à la violence et à l’extravagance, Mme de Liéven se plaît à reconnaître qu’il possédait de réelles qualités d’esprit et de cœur, qu’il était « grand et noble, ennemi généreux, ami magnifique, sachant pardonner grandement et réparer un tort ou une injustice avec effusion. » Par malheur, « la toute-puissance, cet écueil des plus fortes têtes, avait achevé de développer en lui de tristes germes. » Néanmoins, jusqu’à ce jour, le comte de Liéven n’avait pas eu à souffrir des caprices de son terrible maître. En une circonstance, il est vrai, où il s’était rendu coupable d’un oubli dans le service, l’Empereur lui avait envoyé un aide de camp pour lui dire en propres termes et sans y rien ajouter qu’il était « un sot. » L’aide de camp avait dû bel et bien s’exécuter et aller, lui, simple colonel, jeter cette épithète à la tête du chef de la maison militaire impériale. Mais, en rappelant ce souvenir, Mme de Liéven observe que « c’est le seul mauvais moment que son mari ait eu à subir de la part de l’Empereur. »

Ce fut la vérité jusqu’au 11 mars 1801, c’est-à-dire jusqu’à l’entrée de la nuit tragique qui devait voir périr Paul Ier. Ce soir-là, le ministre de la Guerre, alité depuis quelques jours, recevait à l’improviste ce billet écrit par l’Empereur : « Votre indisposition se prolonge trop ; et comme les affaires ne peuvent pas se régler sur vos vésicatoires, vous aurez à remettre le portefeuille de la Guerre au prince Gagarine. » En même temps que ce témoignage de la fin de sa faveur, le comte de Liéven recevait, d’autre part, la nouvelle que l’Empereur, à la demande de Gagarine et afin d’atténuer la rigueur de cette disgrâce soudaine, avait donné l’ordre de mettre à l’ordre du jour du lendemain sa promotion au grade de lieutenant-général. Ceci était fait pour le consoler de cela. Il s’endormit néanmoins l’esprit inquiet. Le style du billet, ce qu’il savait du caractère de Paul Ier, lui donnaient tout à craindre, en dépit de l’avancement promis. Il était loin de se douter que, quelques heures plus tard, l’Empereur serait mort, victime d’une conjuration ourdie par des hauts personnages de sa cour.