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— Pourquoi ne voulez-vous pas vous charger de l’éducation de mes petits-enfans ? lui demande Catherine.

— Majesté, répond-elle, il y a dans cette cour trop de débordemens, trop de scandales.

Comment a-t-elle osé parler ainsi à la despotique souveraine qui tient dans ses puissantes mains la vie de ses sujets ? Sans doute, une parole foudroyante va la faire rentrer sous terre. Il n’en est rien. Catherine demeure calme. Elle ne s’offense pas de cette allusion à ses désordres. Très douce, elle dit :

— Vous ne les verrez pas[1].

Ce n’est pas au surplus la seule circonstance où la baronne de Liéven[2] ait tenu tête à la grande Impératrice. Ayant accepté les fonctions difficiles qu’on lui a presque imposées, elle apporte à les remplir autant d’indépendance que de sollicitude. Quoiqu’elle les tienne de sa souveraine, elle se souviendra toujours qu’au-dessus de l’autorité que celle-ci s’est arrogée sur ses petits-enfans, il y en a une supérieure, plus légitime, plus sacrée : celle du père et de la mère. Toutes les fois que sur des questions d’éducation, de conduite, il y aura conflit entre l’une et l’autre, c’est du côté des parens que la gouvernante se mettra, et avec tant d’habileté, de savoir-faire, mais aussi tant de résolution, que Catherine, qui cependant ne cède à personne, presque toujours finira par lui donner raison, Il est vrai que Mme de Liéven n’hésite jamais à mettre les fers au feu quand il le faut, et à déclarer qu’elle s’en ira plutôt que de prêter la main à ce qu’elle considère comme une injure à l’autorité paternelle.

J’ai sous les yeux un portrait d’elle qui ne permet pas de douter de la fermeté de son caractère. Il a été fait quand elle commençait à vieillir. Elle y est représentée en une toilette quasi asiatique. Les traits trop durs et par trop dépourvus de grâce concourent à révéler une volonté sans défaillance. Dans le regard l’énergie le dispute à la bonté. C’est l’image d’une maîtresse femme et d’une femme de cœur. Elle rend vraisemblable tout ce qui nous a été rapporté d’elle. Elle explique aussi la reconnaissance que lui avaient gardée ses élèves. Leur père, Paul Ier, une fois sur le trône, et sa femme l’impératrice Marie, à son exemple, lui en donnèrent maints témoignages. Elle devait en

  1. Renseignemens inédits, communiqués à l’auteur.
  2. Elle fut faite comtesse en 1799 et princesse en 1825 à l’avènement de Nicolas Ier. Ses fils eurent droit aux mêmes titres.