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nationale, des tendances étrangères, opposées au génie de la race, et qui n’ont pu manquer d’entraver, ou tout au moins de contrarier, son développement naturel. C’est là un point de vue que je n’ai pas à apprécier, quant à sa valeur absolue, mais qui me paraît en tous cas fort louable quant aux facilités pratiques qu’il offre à un historien pour mettre dans son œuvre, à la fois, une harmonie intérieure et la plus grande somme possible d’impartialité. Pourvu qu’un écrivain reflète en lui quelques-uns des élémens essentiels de l’âme allemande, M. Bartels est tout prêt à lui pardonner ses opinions politiques ou esthétiques, l’idéal qu’il a conçu et la façon dont il l’a poursuivi. Peut-être le trouvera-t-on injuste, ça et là, pour quelques hommes qu’on s’est trop accoutumé à entendre vanter ; mais du moins son injustice n’est-elle jamais que relative, puisqu’il nous prévient lui-même de l’unique motif qui l’y a conduit.

Le « nationalisme » de M. Bartels s’appuie d’ailleurs sur une conception très large de la portée et des limites du génie allemand. Celui-ci, à l’en croire, est capable des manifestations les plus différentes ; mais il se caractérise par un certain nombre de traits qui se retrouvent, notamment, chez quatre des représentans les plus parfaits et les plus typiques de la race : Luther, Kant, Gœthe et Bismarck, quatre hommes dont M. Cartels nous affirme qu’on aurait peine à en trouver l’équivalent au dehors de l’Allemagne. Dans le génie national tel qu’ils le symbolisent, « le fond l’emporte sur la forme, la vérité sur la beauté, et le caractère tient plus de place que l’harmonie. Mais aussi ce caractère s’accommode des plus grands contrastes. Dès le moyen âge, le sérieux, profond et sombre Wolfram d’Eschenbach s’oppose au joyeux et lumineux Gotlfried de Strasbourg ; et de même, plus tard, en face du vigoureux Luther nous voyons le raisonnable Hans Sachs, en face du séraphique Klopstock le frivole Wieland, en face du clair Lessing le profond Herder, en face du pathétique Schiller le réaliste Henri de Kleist, en face du naïf et sensuel Grillparzer le subtil Hebbel, qui, bien avant Ibsen, a porté au théâtre les problèmes douloureux de notre destinée. Chez, un seul de nos grands hommes, le plus grand de tous, chez Gœthe, ces contrastes se trouvent réunis et conciliés ; mais Gœthe lui-même, dans ses chefs-d’œuvre, surtout dans son Faust, nous apparaît comme un poète du Nord, à cela près que, en lui, le désir de la beauté est plus profond et plus actif qu’en aucun de ses rivaux. »

Ainsi, en résumé, pour M. Bartels, l’individualisme est un des caractères distinctifs de l’esprit allemand : et de là vient que le fond y a toujours plus d’importance que la forme, qui, en un certain degré,