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esthétique, le moins intéressant qui fût : la réception par la municipalité de Paris, à la barrière de la Villette, des troupes revenant de Pologne après la bataille de Friedland, — panneau destiné à la décoration de l’Hôtel de Ville. Tout devait le faire échouer : l’uniformité d’un cortège officiel, la dispersion ou l’éparpillement des acteurs et des spectateurs de cette cérémonie, l’immobilité de la parade, le bric-à-brac des costumes divertissant dans une toile de genre, hasardé dans une évocation épique : il a triomphé de tout. Les groupes massés, distincts, tenus à leur plan par une admirable perspective aérienne, tendent, d’un même mouvement, vers le centre du tableau où les drapeaux reçoivent les couronnes d’or qui leur sont attachées. Les personnages multicolores et empanachés n’évoquent aucune idée de figurans, car ils sont en plein air, sur de la vraie terre, sous un vrai ciel, les pieds dans la boue et tout rutilans d’orgueil. Heureusement, pour l’art, il ne faisait pas beau, ce jour-là. Des flaques de pluie animent le terrain, des nuages et des fumées mouvementent le ciel, un vent violent anime les drapeaux des soldats, les manteaux violets des sénateurs, les chapeaux au bout des poings, les écharpes au bout des doigts, des mouchoirs, des dentelles, et les feuilles de musique des sensibles cantatrices. Et ces trois masses : — le Sénat éventé, le peuple tempétueux, l’armée immobile, — sont traversées d’une telle vie qu’on dirait l’impression immédiate et toute chaude d’un spectateur contemporain.

Avec ces œuvres, il y a encore bien des traits significatifs. Au salon de l’avenue d’Antin, par exemple, nul n’a passé devant les disciples de M. Burnand, écoutant la Prière sacerdotale, sans emporter, gravées dans sa mémoire, ces expressions attentives, attachées, inquiètes ; ni devant l’Automne en Corse, de M. René Ménard, sans mieux sentir le silence, la paix, l’ampleur virgilienne de la vie méridionale, au repli mystérieux d’un vallon inconnu, visité du soleil seul qui laisse dormir ses admirables rayons. On ne saurait davantage oublier les deux portraits où M. Jacques Blanche, par un incessant enrichissement de sa palette et de sa facture, fait apparaître M. Paul Adam et M. Cottet, ni celle procession de formes noires parmi les pierres grises de Bretagne, ces vieilles femmes allant à la Messe basse en hiver, aussi anonymes que les vagues qui battent leur rivage, poussées par une force aussi ancienne et aussi régulière que les marées.