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LES ORIGINES DE L’ODYSSÉE.

droites et des écueils dangereux. Mais elle a quelques mouillages. On rencontre d’abord une petite anse couverte du vent avec une plage de graviers et des pentes d’olivettes ; il faut prendre garde aux cailloux coupans ; de la mer, on voit les cascades d’un fleuve, qui tombe sur la plage par une série de bassins où les femmes viennent laver… Puis on rencontre la ville. Elle est loin du fleuve, mais une route plate à travers la plaine de l’intérieur y peut conduire aussi. Dans un cercle de hautes montagnes, la ville est sur un promontoire entre deux bons ports dont l’entrée resserrée est un peu difficile : le palais et les jardins du roi sont en haut ; le marché est en bas avec une église de Poséidon et une source où l’on peut faire de l’eau ; il y a une aiguade aussi dans le fond du grand port, à côté de la route, où est un autre jardin royal et le bois sacré d’Athèna. Après la ville, les falaises et les écueils continuent. Un rocher ressemble à un navire en marche : les indigènes disent que c’est un bateau que la colère divine a changé en pierre[1]


Ainsi restitué, ce fragment de périple porte, je crois, sa marque d’origine. Décrivant successivement le fleuve, la ville et le Bateau de pierre, il commence la revue des côtes corfiotes par le Sud et la finit par le Nord : il trahit ainsi une navigation et une marine allant du Sud-Est au Nord-Ouest, des terres achéennes aux mers italiennes, de Grèce au canal Adriatique. Le poète a respecté l’ordre du périple comme il en respectait les mots. Les épisodes de son récit ne sont que les vues de côte successives qu’un navire arrivant du Sud aurait au long de ces rivages corfiotes. L’histoire de Nausikaa commence au fleuve, se poursuit aux lavoirs et sur la route qui mène à la ville, et finit, pour le principal, à la ville, à l’agora et au palais d’Alkinoos : un dernier incident vient recoudre la dernière vue de côtes ; une fois Ulysse rapatrié, le navire rentre en Phéacie pour que Poséidon le change en pierre. Et nous retrouvons ici le procédé que nous avions signalé déjà dans l’épisode de Kalypso. Le poète n’invente rien. Mais il arrange et dispose. Il ne fait que mettre en œuvre les données de son périple ; mais il les travaille à la mode hellénique, soit par la vie anthropomorphique qu’il prête aux objets inanimés, soit par l’ordre rationnel et la disposition esthétique qu’il introduit entre les divers élémens. D’une série de vues, il fait un tableau. Ce tableau est encore une exacte

  1. Chacune des phrases données ici aurait sa traduction dans tel et tel fragment des périples grecs que nous avons conservés. Pour ces textes, je renvoie encore le lecteur à mon prochain volume les Phéniciens et l’Odyssée. De même pour les preuves de l’équivalence que je vais poser tout à l’heure Kykl-opie = Oin-otrie, etc.