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mules, à travers la plaine, tirent allègrement leur char et Nausikaa a fait monter ses femmes auprès d’elle… Elles arrivent au courant du fleuve, à l’endroit où se trouvent des lavoirs toujours pleins, où beaucoup d’eau claire se précipite en cascades favorables aux lessives. La série de cascades et de bassins entre les roches, que les moulins modernes ont utilisée pour leurs dérivations, offre, en effet, d’admirables lavoirs toujours pleins d’eau courante, des cuviers sans cesse renouvelés. Les femmes de Nausikaa, laissant, comme nous l’avons fait nous-mêmes, leur voiture au défilé du haut, ont lâché leurs mules dans les herbages, « sur le bord du fleuve tourbillonnant, » à l’ombre des olivettes où notre cocher vient de lâcher ses bêtes.

Puis elles ont apporté leur linge à ces bassins peu profonds ; à qui mieux mieux, elles le battent et le foulent dans l’eau propre. Elles vont ensuite étendre leur lessive sur la plage, en un coin où la vague des tempêtes lave les petits cailloux. La plage offre en effet deux aspects très différens. Aux bouches mêmes du fleuve, elle est jonchée, sur une grande épaisseur, d’herbes et de feuilles, qui, lentement décomposées dans le marais ou séchées au fond des canaux de la plaine, ont été brusquement entraînées par les pluies de l’hiver. Sous le mont Saint-Georges, le calcaire éboulé, mangeant la plage, n’a semé la rive que de cailloux ou de rochers. Sous le mont Viglia, au contraire, la vague a décomposé le conglomérat en ses menus élémens et la falaise est bordée d’une pente, non de sable fin, mais de graviers et de cailloutis, de « petites pierres » où le linge doit sécher en effet bien plus vile que sur le sable humide-et bien plus proprement que sur les détritus du fleuve… Nausikaa et ses femmes déjeunent, puis jouent à la balle : la plage unie est un beau terrain de jeu. Mais un coup maladroit envoie le ballon dans l’un des grands trous d’eau de la cascade. Les femmes poussent un cri. Ulysse se réveille, et, sortant du bois, il apparaît sur la pente. Les femmes s’enfuient vers les plages avancées, ἐπ’ ἠιόνας προυχούσας (ep’ êionas prouchousas). Nausikaa les rappelle et les envoie porter au naufragé un vêtement complet et des linges, derrière une roche du fleuve où le héros pourra se laver. Ulysse ne prend pas un bain ; le fleuve n’est pas assez profond : dans le palais d’Alkinoos, quand les servantes d’Arétè auront préparé la baignoire, Ulysse se réjouira parce que, depuis son départ de l’île de Kalypso, il n’a pas connu la douceur du bain. Mais dans l’un des bassins de la cascade, Ulysse prend un tub : il se lave les épaules, le buste et les membres. Puis il revêt les habits donnés par Nausikaa et l’on remonte de la plage vers l’entrée delà plaine où l’on a laissé le char. On rattrape les mules. On les attelle. La belle lessive blanche, bien pliée, remplit la voiture, et les femmes au retour ne pourront plus monter dessus, comme sur le linge sale qu’on apportait à l’aller. Elles marcheront derrière le char avec Ulysse. La seule Nausikaa trouvera place sur le siège…

Nous sommes remontés aussi vers la voiture qui nous attendait en haut des moulins. Nous reprenons la route de Nausikaa « à travers les champs et les œuvres des hommes. » Une route plate enfilant toute la vallée de Hopa, longe vers le Nord le pied de la sierra côtière et mène à travers la plaine, depuis le défilé du fleuve jusqu’à la porte de la Phéacie. Depuis les moulins, il faudrait une heure et demie pour atteindre Palaio-Castrizza et la ville des Phéaciens. La route actuelle est une route neuve, construite par les