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LES ORIGINES DE L’ODYSSÉE.

des cases montait de terrasse en terrasse, le toit plat de l’une servant de cour à l’autre plus élevée. Au sommet, le palais du roi, de l’aga ou de l’évêque dominait la rade et la haute mer. Les géographes de l’expédition de Morée décrivent, dans la Syra de leur temps, noire ville d’Alkinoos.

De la terrasse d’Alkinoos, où nous sommes montés, la vue est admirable. La Mer Sauvage se cabre, mordant partout de son écume cette côte de fer. Les promontoires accores, les falaises déchiquetées et les pointes avançantes retentissent du gémissement des flots. La grande houle du Sud couvre et découvre les dents des écueils. De partout, montent le hurlement et la fraîcheur de la vague déchirée, tandis qu’au sein des rocs la nappe souriante des deux petits ports balance son murmure sur le sable des anses. Dans son ensemble, cette baie de Liapadais apparaît murée de hautes montagnes. Tout autour, c’est une margelle continue de monts sourcilleux, qui commence aux gigantesques falaises du château Saint-Ange, se poursuit par la muraille de l’Arakli, contourne la côte occidentale de la grande île et s’en va là-bas vers le Sud se précipiter dans la mer avec les falaises du cap Plakka. De cap en cap, cette margelle encercle la mer sans laisser un passage. D’ici, du moins, rien ne laisse soupçonner la porte des roches qu’emprunte la route des terriens au pied du Pantokrator et que nous avons franchie tout à l’heure pour entrer en Phéacie. Le pays des Phéaciens « est couvert tout autour d’une haute montagne, » comme dit l’Odyssée. Le poète a entendu ou lu une exacte description de ce puits et de sa margelle, et il l’a reproduite à sa mode ordinaire : de ce détail minutieusement exact, il a tiré une belle histoire ; de même que Poséidon pétrifie le vaisseau des Phéaciens pour expliquer la présence du Karavi, du Bateau de pierre, au Nord de cette côte corfiote, de même le dieu « recouvre, tout autour, d’une haute montagne, » cette baie profonde, presque inaccessible aux terriens. Et d’autres vers de l’Odyssée encore prennent ici toute leur valeur. Les Phéaciens « habitent à l’écart, sur la mer sauvage. » Ils ne sont pas au milieu des insulaires, au cœur de l’île, mais loin des hommes, au bout de cette terre. Nul voisin ne les tracasse, « puisqu’ils n’ont vraiment pas de voisins. » Du côté de la mer, leur ville, défendue par les écueils et les falaises, n’a rien non plus à redouter : « Il n’est pas encore né le pirate qui ravagera la terre des Phéaciens. »

La terrasse abrupte d’Alkinoos tombe à droite et à gauche sur les goulets des deux ports. Une chèvre oserait à peine s’aventurer dans ces pierres coupées. Mais vers la haute mer, la descente est moins dangereuse. À travers les blocs éboulés, parmi les cailloux roulans, un sentier descend jusqu’à l’extrême promontoire du Sud et gagne le bord de l’eau. Sur le terrain même, on peut suivre les allées et venues des personnages odysséens. Conduit par Nausikaa, Ulysse est venu du fleuve au bois sacré d’Athèna. Ce bois et sa fontaine ne sont éloignés de la ville que de la distance où peut porter la voix. Ulysse s’est arrêté là tandis que Nausikaa rentrait seule en ville. Puis le héros a repris sa route et s’est avancé vers la ville. Comme il allait y pénétrer, Athèna s’offre à lui sous la forme d’une jeune fille allant à la fontaine. Elle enveloppe le héros d’un nuage qui le dérobe aux yeux des Phéaciens. C’est ainsi qu’il peut traverser la ville sans encombre. Fleuve, bois sacré d’Athèna, fontaine où les filles vont puiser de l’eau, nous