Page:Revue des Deux Mondes - 1902 - tome 9.djvu/630

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
624
REVUE DES DEUX MONDES.

par l’étude des sites, nous allons à l’appui de cette opinion découvrir quelques bonnes preuves.

Dans l’Odyssée, l’île des Phéaciens s’appelle Schérie, nom incompréhensible en grec. Durant l’antiquité, l’île de Corfou porte le nom de Kerkyra ou Korkyra, nom tout aussi mystérieux. Mais cette île avait aussi un nom grec, Drépanon ou Drépanè : elle était l’Ile de la Serpe, δρέπανον. Ce n’est pas, quoique certains l’aient dit, pour la raison que l’île a la forme d’une serpe. Elle a cette forme, en effet, sur nos cartes : elle présente la courbure allongée d’une serpe ou d’une faucille. Mais il ne faut pas juger des noms primitifs par nos conceptions récentes ni, surtout, par nos vues de géographes en chambre : les premiers navigateurs n’avaient pas nos cartes sous les yeux ; leurs regards n’embrassaient pas, au-dessus de l’eau, en une vue cavalière, les cent kilomètres de la courbure corfiote. Sur la mer, et non sur la carte, Corfou n’est pas une serpe, mais une haute et longue muraille découpée, — l’île s’appelle aussi Makris la longue, — dont la hauteur va croissant du Sud au Nord. Si les premiers marins ont nommé celle de la Serpe, c’est qu’ils virent dans ces parages la fameuse serpe qui avait servi à mutiler le bon père Kronos. Les plus vieilles légendes grecques nous racontent, en effet, comment Zeus avait jeté cette serpe sur les côtes corfiotes, avec les chairs sanglantes de son père, et comment Korkyre avait reçu cette serpe toute rouge de sang. Les Instructions nautiques nous décrivent dans le détroit de Corfou « les roches Serpa, qui sont juste à fleur d’eau : ces roches accores, avec de grands fonds sur leur côté Est, réduisent à un mille la largeur du chenal qui les sépare de la côte d’Albanie ; par temps calme, elles s’aperçoivent à leur couleur rougeâtre qui contraste avec la couleur bleue de la mer. »

Voilà donc la serpe sanglante que possédait l’ancienne Korkyre. Ce rocher de la Serpe avait donné son nom au mouillage voisin, puis à la terre qui portait ce mouillage, à l’île tout entière. C’est une opération commune à toutes les onomastiques. Les marins prennent l’habitude de désigner un port ou un rivage par tel accident de côte ou de mer, qui peut y guider leur manœuvre, par telle roche, tel arbre, tel îlot ou tel cap caractéristiques. Nos Instructions nautiques nous décrivent sur les côtes de Grèce, un peu au Sud de Marathon, « le Port du Tailleur, » Porto-Raphti, ainsi nommé à cause de « l’îlot Raphti ou îlot de