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mois de l’année, elle se blessa, suivant l’expression du temps. Ce n’était pas la première fois, et ce ne devait pas être la dernière. Aussi ne parlerions-nous pas de cet accident, si Saint-Simon ne racontait à ce propos, avec force détails, une scène étrange : la duchesse du Lude arrivant à pied, toute seule, après la messe, pour entretenir le Roi qui s’amusait à donner à manger aux carpes ; le Roi, revenant après quelques instans de conversation à voix basse avec elle, et disant avec dépit : « La Duchesse de Bourgogne est blessée ; » aussitôt les courtisans, La Rochefoucauld, Tresmes, Bouillon, croyant bien faire de s’exclamer et de dire que c’était le plus grand malheur du monde, et que, s’étant déjà blessée plusieurs fois, elle n’en aurait peut-être plus ; enfin le Roi, qui jusque-là n’avait dit mot, éclatant tout à coup et s’écriant : « Et quand cela seroit, qu’est-ce que cela me feroit ? Est-ce qu’elle n’a pas déjà un fils ? et quand il mourroit, est-ce que le Duc de Berry n’est pas en âge de se marier et d’en avoir ? Et que m’importe qui me succède des uns ou des autres ! Ne sont-ce pas également mes petits-fils ? Dieu merci, elle est blessée, puisqu’elle avoit à l’être, et je ne serai plus contraint dans mes voyages et dans tout ce que j’ai envie de faire par les représentations des médecins et les raisonnemens des matrones[1] ; » et les courtisans, qui avaient cru bien faire, de baisser les yeux, osant à peine respirer, et gardant un silence « à entendre une fourmi marcher. »

Il n’est guère d’auteur ayant écrit sur Louis XIV qui n’ait emprunté à Saint-Simon Je récit de cette scène, et, bien que l’indignation de ce dernier nous paraisse un peu outrée lorsqu’il en conclut « que le Roi n’aimoit et ne comptoit que lui et étoit à soi-même sa fin dernière, » cependant il est certain que, si le récit de Saint-Simon est fidèle, il témoigne chez le grand-père de peu de sollicitude pour la santé de sa petite-fille. Mais il est vrai que, d’un autre côté, le mari n’en témoignait pas beaucoup davantage, car, le 14 mai, il écrivait à Philippe V : « Ma joie (d’avoir été désigné pour un commandement) auroit été parfaite sans l’accident de Mme la Duchesse de Bourgogne, que de fréquentes promenades à pied ont blessée à six semaines, sans presque que l’on se doutât qu’elle fût grosse. On peut néanmoins en tirer cette consolation qu’il faut espérer qu’elle ne sera pas

  1. Saint-Simon, édition Boislisle, t. XV, p. 472.