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si ce n’est égaler M. Risler. Avec moins de fougue, de « beau désordre » et, si l’on veut, de génie, il a plus de style et de pureté.

Ne parlons pas de son « mécanisme ». La chose est nécessaire et M. Risler plus que tout autre la possède ; mais le mot est horrible et presque injurieux pour un talent comme le sien, qui n’est qu’esprit et âme. M. Risler joue Beethoven — et je nomme le seul Beethoven parce que c’est le plus grand — avec toute la passion, mais aussi avec toute la raison qu’il faut. Son interprétation est un admirable mélange d’intelligence et d’amour ; d’un amour tempéré par « cette crainte de respect qui ne le détruit pas, mais qui le rend plus retenu et plus circonspect. » Je ne sais pas de jeu plus classique ; je n’en connais pas de plus libre, mais de cette liberté qui s’exerce sous la loi. On en vante la justesse ; il en faudrait louer aussi la justice, car à chaque élément de la beauté musicale : à la sonorité, au rythme, au mouvement, une telle interprétation rend ce qui lui est dû.

M. Risler n’a pas craint, l’autre dimanche, de jouer de suite quatre sonates de Beethoven. Et sur les quatre, trois sont parmi les dernières, interdites au commun des pianistes et des auditeurs. On ne les désigne pas, celles-là, par des noms, authentiques ou de fantaisie : la Pathétique, l’Appassionata, la Juliette ou le Clair de lune. Elles ne s’appellent point, elles se chiffrent. On dit : l’op. 106, l’op. 109, l’op. 111. Et la gravité des nombres ne sied pas mal à l’austère et parfois abstraite beauté de leur être. Prodigieuses par l’étendue et par la profondeur, elles sont en quelque manière à la limite et de l’exécution et de l’entendement. Elles rappellent et mériteraient d’avoir inspiré l’admirable page de Carlyle sur la musique. « La signification de Chant va profond. Qui est-ce qui, en mots logiques, peut exprimer l’effet que la musique fait sur nous ? Une sorte d’inarticulée et insondable parole qui nous amène au bord de l’Infini et nous y laisse quelques momens plonger le regard. »

Oui, les dernières sonates de Beethoven, comme ses derniers quatuors, ressemblent à de grands secrets vaguement terribles et presque jamais dévoilés. Entre eux et nous il faut un médiateur. Et c’est pour nous révéler quelque chose de « l’insondable parole », pour nous arrêter quelques momens au bord de l’Infini, que de temps en temps un Liszt, un Rubinstein, un Risler nous est donné.


Camille Bellaigue.