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V

Démocratie, socialisme, anarchie sont, selon Nietzsche, un reflet du mouvement religieux qui a détruit l’empire romain. Tout cela est, à ses yeux, un même « mensonge. » Le mensonge, dit-il, peut être une bonne chose, puisque le vrai n’a aucune valeur en soi, mais il faut considérer pour quel but on ment : « il est bien différent si c’est pour conserver ou pour détruire. » Or, sous ce rapport, on peut mettre complètement en parallèle le chrétien et V anarchiste ; « leurs buts, leurs instincts ne sont que destructeurs. » Nietzsche essaie de nous persuader que l’histoire démontre cette affirmation avec une « précision épouvantable. » Ce qui existait aere perennius, l’empire romain, fut « la plus grandiose forme d’organisation, sous des conditions difficiles, qui ait jamais été atteinte, tellement grandiose que, comparé à elle, tout ce qui l’a précédé et tout ce qui l’a suivi n’a été que dilettantisme, chose imparfaite et gâchée. » Ces « saints anarchistes » se sont fait une « pitié » de détruire « le monde, » c’est-à-dire l’empire romain, jusqu’à ce qu’il n’en restât plus pierre sur pierre, jusqu’à ce que « les Germains mêmes et d’autres lourdauds aient pu s’en rendre maîtres… » « Le chrétien et l’anarchiste sont décadens tous deux, tous deux incapables d’agir autrement que d’une façon dissolvante, venimeuse, étiolante ; partout ils épuisent le sang, ils ont tous deux, par instinct, une haine à mort contre tout ce qui existe, tout ce qui est grand, tout ce qui a de la durée, tout ce qui promet de l’avenir à la vie… Le christianisme a été le vampire de l’empire romain ; il a mis à néant, en une seule nuit, cette action énorme des Romains : avoir gagné un terrain pour une grande culture qui a le temps. Ne comprend-on toujours pas ? L’empire romain que nous connaissons, que l’histoire de la province romaine enseigne toujours davantage à connaître, cette admirable œuvre d’art de grand style, était un commencement : son édifice était calculé pour être démontré par des milliers d’années ; jamais jusqu’à nos jours on n’a construit de cette façon, jamais on n’a même rêvé de construire en une égale mesure, sub specie æterni ! Cette organisation était assez forte pour supporter de mauvais empereurs : le hasard des personnes ne doit rien avoir à voir en de pareilles choses, premier principe de toute grande architecture