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le choc initial, l’agression et le sentiment spontané. La justice sociale n’est qu’un déclin de la force, une ressource des faibles, une ruse pour se défendre contre ceux à qui, par nature, appartient la domination.

« On se méprend profondément, s’écrie Nietzsche, sur les bêtes de proie et sur l’homme de proie (par exemple sur César Borgia), on se méprend sur la nature tant qu’on cherche une disposition maladive ou même un enfer inné au fond de toutes ces manifestations monstrueuses et tropicales, les plus saines qui soient ; comme l’ont fait jusqu’à présent les moralistes. Les moralistes nourrissent-ils une haine à l’égard de la forêt vierge et des tropiques ? L’homme des tropiques doit-il à tout prix être discrédité, soit comme maladie et décadence de l’homme, soit comme son propre enfer et sa propre torture ? Pourquoi donc ? Au profit des zones tempérées ? Au profit des hommes modérés, des moralisateurs, des médiocres ? Cela pour le chapitre : « La morale comme une forme de la timidité[1]. » — Nietzsche aurait pu ajouter un autre chapitre : la morale et la justice comme formes du courage et de la maîtrise de soi. Si l’homme de tempérament tropical acquiert assez de raison et de force d’âme pour résister à ses passions brutales, l’appellerez-vous de ce fait un timide ? Aristide, Régulus et saint Paul furent-ils des timides ? On peut d’ailleurs se demander ce qu’il y avait de si tropical et de si héroïque en un Borgia, monstre tortueux, venimeux, empoisonné et empoisonneur, encore plus rusé et faux que violent. Il avait partout avec lui son poison tout prêt, et aussi son bourreau. Mais que l’empoisonnement, la débauche qui énerve, appauvrit, tarit la vie dans ses sources mêmes, fait mourir l’homme avant l’âge dans la pourriture, que tout cela soit ce qu’il y a de plus « sain » pour l’homme, on peut se permettre là-dessus quelques doutes. La vie luxurieuse n’est pas toujours la vie luxuriante. Les moralistes, certes, n’ont aucune « haine contre la forêt vierge » mais que l’homme raisonnable du xx « siècle, dépouillant tout sens de justice, de respect pour soi et pour les autres, doive se faire semblable à l’anthropophage de la forêt vierge, il est encore permis d’en douter. Nietzsche lui-même, d’ailleurs, ne l’admettait pas ; pourquoi donc ces hyperboles enflammées en l’honneur du crime ?

  1. Par delà le bien et le mal, § 195.