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Dans une seule journée, à Kiev, j’ai entrevu deux côtés bien intéressans d’une question qui se réglera tôt ou tard en Russie, comme elle s’est réglée auparavant dans le reste du monde, par la déclaration inévitable des droits de chacun. Mais quel abîme existe ici entre ceux qui pensent et ceux qui croient, entre ceux qui s’attachent de toute leur force à la religion des ancêtres et ceux qui d’avance pratiquent sous la conduite de Guy au, — l’idole de toute cette jeunesse idéaliste et révoltée, — l’irréligion de l’avenir !

A priori, la nation russe me suggère l’idée d’une Belle au Bois dormant qui commence à secouer un sommeil rempli de songes, dont quelques-uns furent des cauchemars terribles. Elle n’est encore que bien imparfaitement éveillée à la vie réelle ; ce que dans tous les rangs chacun paraît le plus capable de faire jusqu’à nouvel ordre, c’est de se sacrifier et de souffrir pour la foi qui lui tient au cœur : là-dessus, ignorans et lettrés sont d’accord.


Kharkov n’a pas l’aristocratique beauté de Kiev ; il dut à son importance industrielle considérable et à sa position sur les grandes routes commerciales, entre la Mer-Noire, la mer Caspienne et le Danube, d’être choisi par l’impératrice Catherine pour capitale de l’Ukraine ; mais ses origines sont des plus humbles, celles d’un pauvre village de Cosaques, et le village se révèle très distinctement sous la grande ville, ce qui d’ailleurs n’est pas rare en Russie, Moscou lui-même présentant les plus curieuses anomalies en ce genre. A Kharkov se trouvent réunies les chaumières d’autrefois laissées aux artisans des faubourgs, les maisons de bois peint d’une époque plus prospère et la pompeuse architecture sinon classique, tout au moins officielle, généralement appliquée aux édifices publics. Ces aspects divers de la ville sont assez nettement sectionnés par trois petites rivières. J’abordai Kharkov à la fin d’une belle journée de septembre. Le soleil, près de disparaître, embrasait un ciel de pourpre sur lequel ressortaient, avec la richesse des tons d’automne, les lourdes masses de ces beaux parcs, de ces bois feuillus qui, succédant aux champs de houblon, abritent de petites villas louées par la bourgeoisie pendant les mois d’été. A travers chaque éclaircie de la haute futaie semblaient jaillir les jets de lave d’un volcan ; sur le miroir enflammé des eaux dormantes qui