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sans cesse dans toutes les prières liturgiques : « Gospodi, pomiloui ; Seigneur, pardonne ; Seigneur, aie pitié. » — En regardant cette foule abîmée devant Dieu, l’un des nôtres, très franchement libre penseur, me dit : « Nous aurions tort vraiment de leur enlever cela avant de pouvoir mettre quelque chose à la place. »

Ce serait, en effet, la pire des cruautés ; mais cette cruauté, il ne serait pas aisé de la commettre. De tous les paysans le paysan russe est certes le plus misérable ; il ne possède aucun des biens de la terre ; à leur défaut, il a la foi plantée sur de fortes assises, le foi chrétienne restée aussi vive dans son cœur qu’au temps où il l’a reçue des mains d’un arrière-petit-fils de Rurik. Et il agit selon ses convictions. L’Évangile lui a enseigné jusqu’ici de tendre la joue gauche quand il est frappé à la joue droite, il tend cette joue sans murmure. Le jour où il entreprendra le pèlerinage vers la science, vers la liberté, il y mettra la même ardeur qu’il apporte aujourd’hui dans son pèlerinage annuel à la Lavra. Malheur à ceux qui dans cette évolution inévitable le dirigeraient imprudemment ! Il y a de grandes forces latentes, des forces de géant, chez ce peuple enfant, que tient par la main, pour ainsi dire, le Père qui est dans les cieux ; quand on lui ôtera son Dieu, si l’on y parvient, le péril sera tel que l’imagination ne peut se le figurer. Et, en attaquant trop vite ces poétiques mirages que les esprits éclairés traitent de superstitions, on risque de tuer du même coup chez les simples la croyance fondamentale. Dire à un peuple naturellement mystique de repousser le mystère sous la forme dogmatique, c’est une erreur de jugement chez le grand chrétien qu’à travers son panthéisme est Tolstoï.

Dans la cour de la Lavra où campent les pèlerins, je puis me faire une première idée sommaire de ce peuple. Les guenilles plus ou moins pittoresques qui le couvrent forment un contraste saisissant avec l’opulence du couvent dont les bâtimens se succèdent sur de grands espaces au-dessus du Dnieper. Nous apercevons par les fenêtres ouvertes un réfectoire monumental à côté duquel se trouve certaine chapelle où, comme à la Myrovarnaia Palata de Moscou, et là seulement, se préparent avec les cérémonies d’usage, dans une argenterie spéciale, tous les deux ou trois ans, au cours de la dernière semaine du carême, les saintes huiles employées pour le sacre des Empereurs. On dit que les