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plus d’un paysan dire son mot, toujours clair, pratique, bien à point et toujours écouté avec une attention pleine de déférence.

Il n’en fut pas ainsi au début, où la situation du serf placé en face de son ancien maître devait être des plus difficiles, le dédain de l’un, la timidité de l’autre, l’infériorité trop évidente du paysan rendant tout débat sérieux impossible ; mais le changement enregistré, il y a trente ans déjà, prouve que l’éducation politique de la Russie fait des progrès.

La création du zemstvo en 1864 avait été saluée avec joie par tous les libéraux ; ils y voyaient le meilleur acheminement vers la constitution désirée. Malheureusement l’empereur s’arrêta dans la voie des réformes et, après la fin tragique de son père, Alexandre III donna, comme on pouvait s’y attendre, dans la réaction : les gymnases militaires par exemple furent transformés en corps de cadets beaucoup plus étroitement disciplinés ; la restriction des droits de presse fut poussée si loin que certain journal s’attira six mois d’interdiction pour avoir annoncé le premier une famine qui en réalité existait ; les Universités, qui auparavant avaient le droit d’élire leurs recteurs, virent l’autorité des professeurs diminuée au point que ceux-ci devinrent pour ainsi dire de simples employés serrés de près par des inspecteurs qui exercent une impitoyable police : enfin le pouvoir du zemstvo fut réduit autant que possible : il n’ose plus rien faire sans la permission du Gouverneur, lequel doit en référer au ministre de l’Intérieur. L’autonomie de l’administration communale est atteinte depuis 1890 par l’introduction du zemsky natchalnik, préfet d’arrondissement, sorte de chef de police institué par le Gouvernement et qui sans cesse intervient dans les affaires des paysans. Il n’a rien de commun avec le juge de paix créé par Alexandre II pour être l’avocat de ces derniers, voire même contre leurs anciens seigneurs. Le zemsky natchalnik est l’effroi de la commune, qui parfois, d’ailleurs, ose lui tenir tête, ainsi que le prouve cette histoire survenue pendant mon séjour en Russie. Un jeune homme avait été condamné par le préfet, pour quelque désordre, à vingt coups de verges. Il déclarait vouloir mourir plutôt que de s’y soumettre. Les anciens de la commune se réunirent au nombre de cinquante et refusèrent de lui appliquer le châtiment. De pareilles résistances sont significatives.