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Le père nous propose très simplement de voir les tombes qu’il a creusées tout près de chez lui. Sur chacune d’elles, un arbre est planté et auprès de l’arbre, une petite croix. Le pope eût pris trop cher pour les quatre enterremens ; alors, par économie, il a fait lui-même la besogne. Bientôt ce ne seront plus, dans le joli bois de Bouzowa, que quatre arbres de plus, les tombes auront disparu sous l’herbe et sous les fleurs, dans ce coin écarté du monde où personne ne passe.


Assis sur la terrasse à fumer d’interminables cigarettes, un hôte loquace et bien informé, qui occupe un rang distingué dans l’administration de sa province, me parle avec confiance de l’avenir de la Russie. Il reprend, après Tourguenef, la critique de ceux qui voudraient être à la minute guérisseurs de plaies sociales : « Nous autres Russes, vous savez comment nous sommes. Nous espérons toujours qu’il arrivera quelque chose ou quelqu’un pour nous guérir tout d’un coup, pour nous enlever toutes nos maladies comme on arrache une dent gâtée. Qui sera ce magicien ? Est-ce le darwinisme ? Est-ce la commune rurale ? Est-ce une guerre étrangère ?... »

Il ne croit pas aux panacées, et ne compte que sur un développement graduel. A son avis, la Russie a déjà accompli d’immenses progrès ; elle n’a qu’à continuer sans précipitation maladroite. L’émancipation eut, selon lui, ses bons et ses mauvais côtés ; il l’approuve assurément, ayant l’âme libérale, encore que modérée en son libéralisme ; le serf était plus heureux au point de vue matériel à l’époque où le maître, en échange de certaines obligations moins lourdes que ne sont lourds les impôts d’à présent, l’aidait de mille manières, lui et sa famille : mais, dans tous les pays du monde, les grandes révolutions économiques et morales ont été suivies d’une période transitoire difficile à passer. L’idée d’une révolution plus complète, d’une révolution générale, qui se présente à quelques esprits aventureux ne remédierait à rien, et le paysan a, dans sa simplicité, beaucoup trop de prudence pour s’y prêter. D’ailleurs son instinct est contre elle ; pendant des siècles encore il ne marchera qu’au nom de Dieu et du Tsar[1]. L’absolutisme est fondé sur sa bonne volonté et n’a pas de rempart plus ferme.

  1. Il a fallu en effet, dans la Jacquerie partielle, survenue depuis, un ukase prétendu de l’Empereur pour soulever les paysans. On reconnaît la justesse de ce qu’écrivit Tourguenef : « Ceux qui veulent exciter notre paysan à la révolte, ceux-là mêmes ne peuvent y parvenir qu’en se servant de son attachement à la famille impériale. Ils doivent imaginer quelque légende comme le faux Démétrius, montrer comme le fit Pougatcheff, sur sa poitrine, quelque marque obtenue à l’aide d’un gros copek à l’aigle, chauffé au rouge. »