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s’égare de là, sinueuse, dans les prairies où paissent de nombreuses vaches grises du pays. Le transport d’espèces étrangères n’a jamais réussi ; il leur faut trop de soins. Celles-ci se contentent de l’abri d’un hangar et vivent l’hiver de paille hachée.

Derrière la maison, nous atteignons l’église aux coupoles dorées ; l’intérieur en est décoré avec goût et même avec luxe. Les tombeaux de famille sont là. Tout près, s’élève un petit monument comme il s’en trouve beaucoup dans les villes et les villages de Russie, en signe de loyauté à la famille impériale, une chapelle dédiée à la mémoire d’Alexandre II. Nous passons ensuite à l’école, une école ministérielle, plus importante que la plupart des écoles de village. La jolie maison du prêtre est à côté. Les magasins de blé, des monumens à leur manière, me font de nouveau penser à l’Amérique, cette autre grande productrice de céréales. Mais ce qui m’intéresse surtout, c’est le haras où me sont montrés quelques types admirables du trotteur russe. Délivré des greffes anglaises et américaines, il est recherché plus que jamais comme cheval de luxe. Et, en croisant le pur sang avec les chevaux massifs de Clydesdale, on obtient d’admirables produits pour le trait et le travail. Ce croisement semble avoir supplanté celui qui se faisait naguère avec nos Ardennais et nos Percherons. Tenus en mains par des palefreniers, les hôtes de ces belles écuries, ouvertes sur la pelouse, me donnent le spectacle de leurs performances et je regarde longtemps, lâchés en liberté dans un enclos avec leurs mères, les poulains hauts sur pattes, dégingandés, hirsutes, gambader de cet air gauche qui est propre à la première jeunesse chevaline, fût-elle de noble race.


Un trait qui me frappe dans le village que je visite aujourd’hui, comme dans tous ceux que j’ai vus auparavant, est la morne tristesse qu’expriment sans exception les physionomies des paysans. On devine le poids plus ou moins conscient d’une lourde oppression séculaire que l’aube de la liberté n’a pas dissipée encore. Et cette tristesse marque tous les visages dans les villes comme ailleurs. C’est assurément quelque chose que l’émancipation des serfs ; mais ce n’est pas tout ; le premier anneau d’une chaîne pesante est rompu ; reste à supprimer d’autres formes de l’esclavage, qu’il est impossible de ne pas sentir aussitôt que, fût-on étranger, on met le pied en Russie : continuelle ingérence de la police, défense de lire, d’écrire, d’enseigner,