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Allemand, est somptueusement logé à quelque distance du village misérable, où aucune précaution de salubrité n’est observée, où l’eau croupissante et les détritus infects entretiennent des miasmes dangereux au seuil des chaumières. Les antiques bois de pins, plantés sur une certaine veine de sable, ont été abattus pour suffire aux dépenses du maître absent, et le sable envolé en épais tourbillons va couvrir au loin les terres d’autrui, leur nuire gravement, à ce point que le zemstvo cherche à arrêter le mal par des plantations d’osier rouge qui ne rétabliront certes pas l’aspect du paysage d’autrefois. Non seulement la beauté en a disparu, mais les conditions climatologiques elles-mêmes ont changé.

Heureusement une partie au moins de la noblesse russe comprend la vie d’une autre façon. A grands frais, certains propriétaires s’efforcent de boiser telle ou telle partie de la steppe, qui cessera ainsi d’être steppe pour devenir ou redevenir forêt. Et il faut voir Karlovka, au duc de Mecklembourg-Schwerin, époux de la grande-duchesse Hélène : la steppe sur soixante mille hectares s’y est revêtue de cultures.


Les rênes lâches de notre attelage à trois sont rassemblées dans la main d’un cocher magnifique, portant le costume traditionnel en velours noir, espèce de robe courte et sans manches, avec de gros plis autour de la taille, que serre une ceinture en cuir piquée de clous d’argent. Les manches de la chemise orange sortent bouffantes à partir de l’épaule. Avec cela de hautes bottes où rentrent les larges chausses et une toque ronde garnie de plumes de paon. Un cocher de drojki porterait le caftan et la toque à bords roulés, mais ceci est l’accoutrement obligé d’un cocher de troïka, et il n’y a en aucun pays du monde de livrée plus décorative.

Nous fendons l’espace, sans un cahot, sans un obstacle. Combien le ciel est merveilleux... au-dessus de nos têtes, bleu pur, un bleu d’Italie, là-bas tout rayé de pluie avec, dans l’intervalle, de gros nuages ouatés à ourlets d’argent ! Les montagnes empêchent de voir ces contrastes, elles nuisent toujours un peu à la beauté du ciel, il semble qu’elles le touchent, elles interrompent son immensité. Ici aucun accident que les nuages et, sur l’herbe plane, l’ombre des nuages.

Mais voilà de beaux arbres, ceux d’un grand parc, planté d’essences diverses et nuancées, saules énormes, chênes, bois de