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entourage s’y oppose. Je ne vois jusqu’ici, partout où je vais, que des littéraux ; ils sont au demeurant très divisés, ce qui diminue leur force ; les uns attendent avec l’espèce d’inertie propre aux Petits-Russiens tous les progrès possibles de la bonne volonté du gouvernement, tandis que d’autres, après maintes déceptions, n’y comptent plus et poussent individuellement à la roue sans grande confiance en leur propre effort. L’hôte qui me reçoit aujourd’hui réussit à faire du bien par sa seule présence, assidue et fidèle, au milieu de ses paysans. Il semble que ce soit partout le premier devoir du grand propriétaire ; mais à ce devoir on se dérobe en Russie comme ailleurs. Combien de terres sont laissées aux mains d’un intendant, tandis que le maître va partager ses loisirs entre la capitale et l’étranger, sans souci de responsabilités pressantes ! Conclusion : le luxe des uns fait la misère des autres. Ainsi cette année, 1901, la famine est déclarée dans l’Est. Quelles en sont les causes ? Le blé trop cher. Et pourquoi est-il trop cher ? On vous parlera de la sécheresse, de la mauvaise organisation qui fait qu’aux années de grande abondance, le blé se donne pour rien, mais il y a aussi, il y a surtout l’exportation, cette même exportation dont nous subissons le contre-coup, car elle tue chez nous l’agriculture. Aussitôt récolté, on expédie le grain, beaucoup plus d’un million de pondes par an, à l’étranger. C’est la source du revenu des propriétaires, tandis que le paysan qui coupe et qui bat le blé chez ses anciens maîtres, commence par vivre de balayures qu’on lui fait payer très cher et finalement meurt de faim. Un pareil état de choses justifie presque le mot hardi de Tolstoï à des paysans qui se plaignaient : « Je ne vous comprends pas. Comment ? Vous avez semé, cultivé, fait la récolte, et vous dites que ce froment n’est pas à vous ? »

Sur les terres noires, il n’y a jamais de famine, Dieu merci. Quelque petit que soit le bien attribué à chaque paysan, si lourd que lui paraisse l’impôt, le sol est assez riche pour le nourrir, mais la position d’un laboureur condamné à rester éternellement journalier n’en est pas moins triste.

Le mal causé par l’absence des propriétaires, pour nous en tenir à cette question, serait difficile à calculer. Dernièrement je passais sur les terres d’un Russe dont le nom est bien connu dans la société la plus élégante de Paris. Jamais il n’a songé à s’y faire construire une habitation ; en revanche l’intendant, un