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routes, habitudes, conceptions, théories, l’Odyssée ne semble pas grecque. Elle est du moins pleine de souvenirs qui semblent anté-helléniques, parce qu’ils sont anti-helléniques, contradictoires à tout ce que nous savons de la langue, de la pensée, de la vie et de la civilisation grecques. A s’en tenir même au ton général de l’Odyssée, Gladstone déjà remarquait avec raison combien les belles formules homériques de politesse, — « j’ai l’honneur d’être fils d’un tel, » par exemple, — sont étrangères à ces ignorans du protocole qu’ont toujours été et que sont encore les Hellènes.

Or les Anciens savaient qu’avant les marines grecques, des marines levantines, syriennes, avaient établi leur empire de la mer, leur « thalassocratie, » sur presque tous les rivages méditerranéens : de Sidon à Cadix, de Tyr à Mégare et à Thèbes de Béotie, les Kadmos et les Danaos de Phénicie ou d’Egypte avaient étendu leurs explorations et leur commerce. Cette tradition paraît digne de foi. Sous la couche grecque, en effet, il semble que la Méditerranée recèle une couche sémitique : les sites, d’une part, et les noms de lieux, de l’autre, peuvent fournir d’indiscutables témoins. Les noms de lieux, surtout, méritent une étude soigneuse, quand ils se présentent sous forme de doublets, c’est-à-dire quand deux vocables, accouplés pour désigner un seul et même lieu, ne semblent en réalité qu’un seul et même nom en deux langues différentes, si bien que l’un des deux apparaît comme un original et l’autre comme une traduction.

A travers toutes les mers et sur tous les continens, chaque fois que deux peuples se succédèrent dans la possession des champs ou l’exploitation du commerce, ce phénomène des doublets géographiques reparaît. Partout et toujours, les nouveaux occupans adoptent, en partie du moins, l’onomastique de leurs prédécesseurs. Ils traduisent les noms d’autrui dans leur propre langue ; mais souvent ils conservent aussi ces mêmes noms dans la langue d’autrui : leur géographie nous transmet ainsi la vieille onomastique en partie double, le mot original à côté de sa traduction. Quand les Italiens de Venise, de Florence ou de Gênes, commencent l’exploitation de l’Archipel byzantin, ils reçoivent des marines grecques le nom de Montagne-Sainte pour l’Athos peuplé de couvens orthodoxes : ils disent en italien Monte-Santo ; mais leurs cartes, portulans et miroirs de la mer conservent aussi le nom grec Hagion Oros. Quand les Espagnols, Italiens