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seule peut-être qu’on ait à lui reprocher. Il plaça dans son salon, en face l’un de l’autre, le portrait de Flahaut et celui de la reine Hortense, L’Empereur en fut froissé. Il ne s’en plaignit pas lui- même ; il en chargea l’Impératrice. Elle s’acquitta si délicatement de cette commission difficile que Morny ne s’en blessa point. — « Le fait est si notoire, lui avait-il dit, que je n’avais vu aucun inconvénient à ne pas le cacher ! — Il y a une grande différence, répliqua l’Impératrice, entre un fait notoire et un fait affiché. Moins vous voudrez paraître frère, ajouta-t-elle, plus vous serez traité comme tel. » Dès le lendemain, le portrait de la reine disparut du salon.


VI

Un grand dignitaire de la pensée, Proudhon, s’éteignit presque en même temps que le grand dignitaire de l’Empire (28 janvier 1865). Il avait d’abord très sainement apprécié la loi des Coalitions et il écrivait à Darimon : « Votre manière de juger les coalitions me semble on ne peut plus correcte ; mais qu’il faudrait de temps pour faire entrer cela dans la tête d’un Jules Simon ! Que ce pédant normalien me dégoûte ! » Puis par un de ces reviremens, amenés par la pression qu’exerçaient des amis sectaires sur le moins sectaire des hommes, il rompait vilainement quelques mois après avec Darimon, à cause de son concours à la loi des Coalitions. Néanmoins, le rencontrant dans une rue de Passy, où il se traînait péniblement, je l’abordai. Il me regarda d’un air un peu ahuri, me reconnut et me dit : « Ah ! bonjour. — Etes-vous mieux ? » Il me conta qu’il se rendait dans un enclos voisin voir jouer aux boules. Là, il demeurait immobile, la tête appuyée sur son bâton, aussi longtemps que ses forces le lui permettaient, pour tuer le temps. Ce penseur ne pouvait plus penser. Comme il le fit remarquer lui-même un jour à Darimon, il existait une disproportion énorme entre son crâne et sa membrure : ce crâne était d’un géant et ce corps faible et délicat comme celui d’une femme. Dès que la faculté de penser s’éteignit en lui, il fut mort. Girardin attribua son mal à l’absence de liberté politique : « L’incomparable dialecticien vivrait encore, s’il eût pu satisfaire l’impérieux besoin qui était en lui de laisser couler sa pensée ; il vivrait encore, s’il eût eu la liberté