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ajoute une quantité de prisonniers. On raconte que les insurgés ont pillé et égorgé ; nos proclamations les représentent comme des brigands, non comme des socialistes. Qu’y a-t-il de vrai là dedans ? Il est certain que le département était prêt à se soulever tout entier. Nevers et Moulins se sont trouvées bien gardées, et l’affaire a manqué.

Les plus avancés iront civiliser Nouka-hiva. Il est certain de plus que tout ce pays est plein de sociétés secrètes, disciplinées à l’obéissance passive, prêtes à se battre par haine et pour leur intérêt plutôt que pour une idée. Edouard[1] m’écrit que c’est la même chose à Saint-Etienne. Entre les coquins d’en haut et les coquins d’en bas, les gens honnêtes qui pensent vont se trouver écrasés. J’ai trop de dégoût pour l’un et pour l’autre pour donner la main à l’un ou à l’autre. Je déteste le vol et l’assassinat, que ce soit le peuple ou le pouvoir qui les commette. Taisons-nous, obéissons, vivons dans la science. Nos enfans plus heureux auront peut-être les deux biens ensemble, la science et la liberté.

Quant au gouvernement, je crois qu’il durera. Il a l’armée, il a déjà fait un pas vers le clergé ; les campagnes vont lui donner une majorité énorme. Les commerçans et les grands propriétaires ne désirent rien tant qu’un État à la Russe ; et ce qui est pis, je vois une quantité de jeunes gens qui pensent de même. Nous ne sortons pas d’un siècle d’idées, comme les hommes de la Révolution française. Notre philosophie, bâtarde du christianisme, est nulle hors de nos écoles, et c’est maintenant une mode de bafouer les principes pour diviniser les faits. Les philosophes socialistes ont invoqué comme principe l’amour, ce qui était bon à l’époque mystique du Christ ; ont attaqué l’indépendance et la divinité de l’individu, ce qui est contraire à tout le mouvement moderne ; ont prêché le bien-être matériel, ce qui produit des Jacqueries, mais non des Révolutions. Je ne vois donc rien qui puisse tenir contre un homme appuyé de 400 000 baïonnettes, de 40 000 goupillons et des légendes des campagnes. S’il n’est pas stupide, il se tiendra dans un juste milieu, ne touchera pas à l’état social établi, parlera de son amour pour le peuple, et vivra là-dessus ; il ne périra que lorsqu’une doctrine prouvée, prêchée, acceptée, propagée, sera capable de s’emparer du pouvoir.

  1. Voyez Gréard, ibid., p. 180, 10 décembre.