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une lumière ? N’est-il pas déjà aveugle, celui qui nie le besoin de la lumière ?

Quel malheur ! Et combien j’en suis peiné ! Que de choses perdues ! Plus je relis tes lettres, plus je m’attriste ; j’y vois l’âme la plus ardente, le cœur le plus généreux et le plus dévoué, les dons de l’esprit, de la logique, du style, tout ce qui fait l’homme le plus aimable, le plus estimable, le plus capable, A quoi bon tout cela ? A faire ton malheur. Regarde, mon ami, combien tu es déjà malheureux ; combien cette ardeur pour l’action, cette sensualité de désirs, cette fougue irréfléchie qui erre de tous côtés, ne sachant où se prendre et cherchant à se fixer, combien tout cela affaiblit ton corps, ta volonté et ta pensée. Tu ne peux pas espérer le bonheur de cet ami dont tu me parles ; tu étais son maître, tu as été au fond du scepticisme avec moi ; nous en avons rapporté une goutte de liqueur empoisonnée, qui flétrira toutes nos croyances, et ne pourra trouver son remède que dans la science absolue. Tu ne veux pas du remède ; eh bien ! je te jure que la maladie te suivra, et que tu auras beau t’étourdir, elle te prendra à la gorge au milieu de tes efforts les plus passionnés pour le service de tes opinions chéries. Ne te souviens-tu pas que nous avons poussé le doute jusqu’aux extrêmes limites, que nous avons tout nié, patrie, devoir, pensée, bonheur, et que nous avons triomphé dans la destruction ? Ce n’est pas impunément qu’on prend une telle nourriture. On y gagne un esprit trop haut pour se laisser prendre aux appas qui captivent les hommes ; à moins de te détruire toi-même, tu sentiras toujours du mépris pour les grossiers tribuns avec qui tu veux t’allier ; tu te sentiras toujours du doute pour des opinions fondées sur de pures probabilités comme celles que tu m’exposes. Et, en supposant que tu t’enfonces entièrement dans ces convictions, ne serait-ce pas encore un plus grand malheur ? Perdre la vue de la lumière, descendre au niveau des autres hommes, devenir une simple machine au service d’une passion personnelle, ou d’une opinion étrangère, perdre la liberté, car la seule liberté est dans la pensée, ce ne serait plus vivre, j’aimerais autant être mort.

Quand je pense à ce que tu es, je vois tout en toi, hors la volonté. Que de choses tu as et dont je manque ! Que je changerais volontiers mon bagage contre le tien, en gardant seulement de tout ce que je possède, la volonté d’user de mon nouveau lot ! Considère que je n’ai jamais rien fait que par la volonté et l’intelligence,