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tu seras saisi, lorsque après une bataille, vainqueur ou vaincu, parmi tous les débris que les luttes politiques vont jeter à terre, tu douteras de toi et tu te demanderas si tu as bien servi la bonne cause, ou si tous tes efforts n’ont abouti qu’au mal de ton pays. Voilà un doute horrible, et plutôt que de m’y exposer, j’aimerais mieux m’abstenir pour toujours de toute action. Ne m’objecte pas qu’à ce compte personne n’agirait jamais. Les masses ignorantes et brutales ont l’aveugle instinct qui les conduit et qui sauve les États à travers toutes les révolutions. Il n’y a point de milieu entre l’ignorance du paysan qui vote selon l’intérêt de son champ et le bruit de son village, et la science du philosophe qui vote selon ses doctrines métaphysiques et ses opinions d’histoire. Entre ces deux limites extrêmes roule cette foule méprisable de demi-savans dogmatiques, qui ont l’ignorance du paysan et la confiance du philosophe ; c’est de leurs rangs que sortent tous les ambitieux et tous les hommes dangereux ; ce sont eux qui font tout le mal, parce que privés de l’instinct qui est aveugle, mais sûr, et de la science qui est infaillible, ils manquent de ce qui soutient les sociétés et guide les révolutions.

Rassure-toi sur mon compte ; mais aussi rassure-moi sur le tien ; cette ardeur d’action que je te connais fait effort en ce moment pour s’échapper. Tu n’as qu’un moyen de l’occuper et de la contenir, c’est de la tourner vers les choses de la pensée. La spéculation pure que tu crois si stérile est le principe de toutes choses. La pensée est la condition du développement de toutes les facultés humaines, et hors d’elle, point de salut. Comptes-tu pour rien le calme ? Je sais ce que tu souffres ; cette activité impétueuse, cette fièvre de désirs ambitieux, sensuels, politiques, ces agitations sceptiques le rendent-elles heureux ? Peux-tu vivre avec de pareils hôtes ? Et quand il s’agit de leur partager la place et de leur fixer à chacun leur domaine, ne vois-tu pas qu’il faut avant tout, dans ton âme, allumer un flambeau ?

Je reviens toujours sur le même sujet, mon cher Prévost, pardonne-moi et dis-moi sincèrement si je ne te lasse pas. Avec mon adoration pour les vérités de raison et la confiance absolue que j’ai dans le pouvoir de l’intelligence, je ressemble à un catholique qui ne sait parler que de l’Église et de la foi. Mais, du moins, je puis prouver ce que j’avance, et, pour se mettre hors des prises de la doctrine qui me possède, il faut s’être mis en dehors de la raison.