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rentrer à la côte. Je faisais des calculs, de marches forcées, et chaque jour qui s’écoulait, j’allongeais les kilomètres. Quelques télégrammes de l’Agence Reuter étaient parvenus jusqu’au fort Ternan : tous les officiers anglais ne parlaient que de partager la Chine, et l’idée d’être otage au fort Ternan, en cas de complications anglo-françaises, me faisait blanchir les cheveux.

Mes hommes furent rationnés dès le quatrième jour. Le fort disposait d’assez amples provisions de millet ; mais un supplément de trois cents bouches à nourrir accélérait la consommation. Aussi me fut-il ordonné d’acheter pour mes hommes les moutons malingres que vendait le Protectorat. Ces bêtes prises dans les razzias récentes, après des courses forcées, donnèrent la dysenterie à tous mes noirs. Mais c’était tout bénéfice pour le Protectorat, puisque ces bêtes invendables ne lui avaient rien coûté et étaient payées fort cher. Tous les jours, mes braves noirs se réunissaient devant ma tente, et me regardaient avec ces yeux du bon chien pour le maître qui le tient à l’attache. Combien de fois ne me demandèrent-ils pas de fuir la nuit, à travers les montagnes ! J’étais convaincu du succès : le lieutenant W... aurait fait semblant de ne rien voir ; sa responsabilité était dégagée, puisqu’il m’avait remis un ordre écrit de ne pas sortir du fort. Mais, un officier à l’étranger n’est jamais libre d’obligations envers la mère patrie. Cette solution violente eût causé, sinon ma mort, du moins celle d’un ou de plusieurs de mes hommes. Dans quelle situation me serais-je trouvé en arrivant à la côte, pour justifier de leur perte ?

Résigné, tout en rongeant mon frein, à attendre un exeat régulier, je n’eus plus qu’un but ; chercher à me faire mettre à la porte.

Le 17, je demande instamment à faire une reconnaissance dans la direction du Lac, pour aller aux nouvelles. M. C... insiste ; un sous-officier indigène fait dix milles vers l’ouest et rencontre des indigènes qui ne l’attaquent pas.

Le 18, deux ascaris arrivent de grand matin, venant des bords du Lac. Ils apportent l’ordre d’envoyer à Ravine, où se trouvait un dépôt d’armes, les « mutinés » et les hommes de police pour y chercher des fusils. J’entrevois la délivrance et me prépare à partir la nuit même. Illusion ! Le lieutenant W... envoie les deux ascaris demander un complément d’instructions.