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rivières sur les bords desquelles les arbres se pressaient drus et serrés, longeait une grande forêt, puis cheminait à flanc de coteau le long d’un torrent. Le terrain était propice aux embuscades : une sorte de folle avoine, haute de deux mètres, croisait ses tiges en voûte au-dessus du sentier et ne permettait ni de voir, ni de tirer. Dès la première heure commença la fusillade : M. C… faisait tirer coup par coup, sans arrêter la marche. À environ mille mètres sur les crêtes, nous apercevions les silhouettes des Oua-Nandis pliés en deux, qui foulaient les hautes herbes parallèlement à nous. Nous ne leur supposions pas de fusils ; en fait, ils en possédaient une dizaine depuis l’avant-veille ; mais, heureusement, ils ne savaient pas s’en servir. Le 8, le lieutenant W… avait envoyé trente hommes, sous le commandement d’un sous-officier noir, châtier une tribu hostile ce qui veut dire razzier les troupeaux. La première partie de l’expédition fut facile. Les soldats revenaient vers le fort poussant les bêtes : vingt marchaient devant, dix seulement derrière. Les Oua-Nandis suivaient dans les grandes herbes ; au moment favorable, ils foncèrent sur l’arrière-garde, tuèrent les dix soldats à coups de lance dans le dos, reprirent leurs bêtes et dépouillèrent les cadavres. L’avant-garde était rentrée précipitamment au fort. Cette équipée avait privé le lieutenant W… de dix excellens soldats, lui avait fait craindre pour la sécurité du fort, et nous avait valu la lettre reçue la veille.

La fusillade continue de l’avant-garde énervait mes hommes qui tourmentaient les gâchettes des Martini. Je connaissais trop bien la cause de cette guerre, les mœurs des Souahlis employés du télégraphe, pour ne pas accorder toute sympathie aux indigènes. Aussi refusai-je de laisser tirer sur ces pauvres gens, dont les flèches ne pouvaient nous atteindre. Je ne voulais pas leur donner le moyen de compter les fusils de l’arrière-garde et pouvais espérer qu’à cette distance, tant que l’arrière-garde resterait silencieuse, ils prendraient les porteurs pour des soldats.

Le rude labeur de cette marche de douze heures consista à ne pas laisser s’attarder les hommes lourdement chargés. La longueur de la file atteignit parfois jusqu’à cinq cents mètres ; à aucun moment, dans ce terrain couvert et mouvementé, l’avant- garde ne fut en vue. Le danger pour l’arrière-garde d’être enlevée sans être soutenue croissait avec la fatigue des hommes et l’allongement de la colonne.