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fortune ; n’a ni enthousiasme, ni désespoir ; classe les événemens et les hommes suivant les avantages qu’il en tire. Cet ingénieur avait plus de science militaire que bien des professionnels de la tactique napoléonienne ou autre, et le prouva en maintes circonstances. Tout inconnu qu’il est et demeurera probablement, il avait vu les rives du Tanganika, escaladé les pentes du Rouvenzori, et côtoyé les lacs Albert. Il avait traversé les marais du Nil et y avait gagné les fièvres. Lord Salisbury lui avait confié la difficile mission de faire marcher un grand steamboat, qui avait été lancé sur le Victoria Nyanza par le protectorat de l’Ouganda et se refusait obstinément à faire le service malgré les ordres du Premier. Une quantité énorme de boulons, de robinets et autres pièces fort lourdes à porter étaient venues d’Angleterre par voitures jusqu’à Molo. Il s’agissait de traverser avec des porteurs les montagnes, sans chemins frayés, et d’arriver jusqu’au lac. En particulier M. C... emmenait une chaîne d’ancre de 200 mètres de long d’une seule pièce, que portaient 25 pagazis.

Cette caravane était escortée par vingt-huit ascaris : huit étaient des soldats comme les miens, armés de mauvais fusils ; mais vingt étaient des Soudanais venus des bords du Nil, vieux soldats détachés du fort Ternan et armés de Martini-Henry. Mes deux soldats augmentaient peu son effectif ; mais un Européen de plus était un secours précieux dans cette lourde caravane de plus de deux cent cinquante porteurs, dont la file allait s’allonger sur les sentiers sinueux des montagnes et des forêts de Mau.

Le 10, je marche à l’avant-garde sans dispositions spéciales de combat ; le chemin monte sans discontinuer à travers les grands arbres. A midi, je dresse mon camp à 3 500 mètres au sommet de la chaîne. Les arbres semblent avoir trop froid à ces altitudes, même sous l’Equateur, et tous les sommets sont dénudés.

Le 11, nous sommes au camp appelé « Camp-Gondjoy, » camp des malades. » De une heure à deux heures, nous recevons une lettre du lieutenant W..., qui nous prie instamment de rejoindre le fort avant la chute du jour. Le commandant du fort disait avoir été prévenu d’une attaque pour la nuit même et, incertain du résultat, demandait le renfort de tous les soldats de la caravane. Il prescrivait de prendre toutes les mesures pour assurer notre sécurité pendant la marche.