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En grande cérémonie, devant tous les noirs présens pour cause de méfiance réciproque, le noir, qui porte dans sa charge la « kébaba, » la mesure sacramentelle, l’apporte religieusement ; et successivement des sacs éventrés, chaque porteur reçoit les dix mesures, dont il fait cuire et consomme une bonne moitié le jour même.

Un bon maître est celui avec qui jamais le riz ne manque ; le noir de la côte n’aime ni le millet, ni la banane, ni la patate ; peu importent les fatigues et les dangers, si le riz ne manque pas quand le Niapara vient dire : Kécho, posho. Demain distribution. A réfléchir, les soldats de tous les pays du monde sont bien d’un avis analogue et, même pour ceux de l’armée d’Italie, le meilleur chef était celui qui les nourrissait le mieux.

Les deux fortes têtes de la caravane étaient le boy et le cuisinier.

Mon boy était allé à Hambourg, et en était revenu sachant quelques mots d’anglais. Je me garderais d’en conclure que les noirs n’ont aucune facilité à apprendre l’allemand.

Ce léger bagage put lui faire croire qu’il m’était très supérieur, puisque je ne connaissais pas du tout l’anglais ; mais à force de piocher mon vocabulaire, j’obtins le résultat surprenant de lui persuader que ma difficulté à le comprendre provenait de ce qu’il parlait mal. Ali, c’était son nom, était vêtu comme un gentleman d’une veste et d’une culotte courte en khaki. Coiffé de mon casque de rechange, il avait l’air aussi coquin qu’intelligent. La civilisation n’avait eu qu’une action regrettable sur son âme noire ; il eût mérité d’être chanté par Villon : c’était, au demeurant, le meilleur fils du monde. Il eût menti la main sur le billot, et ne volait que les choses de prix, étant très soigneux des communes ; ses débuts ne furent pas encourageans. La monnaie du pays est la roupie indienne ; mais, pour obtenir, dans les cas extrêmes, le dévouement de l’un de mes noirs, je portais dans une bourse accrochée à ma ceinture 4 livres sterling. Je venais de quitter la côte et roulais dans un compartiment de l’Ouganda Railway sur une portion de voie récemment ouverte au trafic. Je m’étais endormi d’un sommeil de plomb sous la garde de mon boy. Réveillé en sursaut, je vis les compartimens pleins et les marchepieds couverts d’indigènes, plus curieux qu’hostiles. C’étaient de joyeux compagnons montés à une halte, qui jouissaient du charme de cette locomotion. De temps à