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Si tu dis que ton fluide n’est pas un assemblage ou une continuité de parties, mais une force, c’est-à-dire une substance une, agissante, comment comprendre qu’un être inétendu puisse donner ce mouvement à la matière qui ne peut être mue que par contact ?

Mon cher ami, tu sautes par-dessus la science, faute de vouloir entrer dedans ; tu dis : « je sais, » afin d’être dispensé de chercher ; et tu vois avec compassion mes études, parce que tu n’en sens pas la nécessité.

La philosophie est une science, comme la géométrie ; et c’est la science la plus haute et la plus lumineuse de toutes ; mais elle n’est pas une courtisane ; elle sait de quel prix sont ses faveurs ; elle ne les donne pas à tous, tout de suite ; il faut une longue assiduité, et un sincère amour, pour les mériter et les obtenir.

C’est pour cela que je ne cesserai de t’exhorter à te tourner vers elle, et à te faire son fidèle serviteur. Je ne connais pas de joie humaine, ni de bien au monde qui vaille ce qu’elle donne, c’est-à-dire l’absolue, l’indubitable, l’éternelle, l’universelle vérité.

2° Il faut maintenant que je me justifie[1]. Tu me reproches de poursuivre une chimère, et de négliger ce qui est important, l’action, l’action politique, le travail utile à l’humanité.

La vérité ne me fuit pas, j’en tiens le principe ; je n’ai pas l’explication universelle, mais j’ai le principe de cette explication et sans plus douter, ni flotter, j’avance tous les jours dans la connaissance de la vérité. Je vois, je crois, je sais. Je crois de toute la puissance de mon être ; je ne puis pas ne pas croire, puisque toutes les certitudes logiques, psychologiques, métaphysiques se réunissent pour m’affermir dans l’absolue certitude

  1. Gréard, ibid., p. 149 : « Si tu étais un autre homme je dirais que tu préfères les régions tranquilles d’une philosophie oisive... Mais tu n’es ni d’un âge ni d’un caractère à sacrifier ainsi tes croyances à ton repos ; et ce qui t’éloigne invinciblement d’un pareil accommodement, c’est cet amour ardent et sincère pour la vérité philosophique qui te transporte et éclate à chaque ligne de tes lettres. Don Juan avait en lui cet amour pour la femme idéale... Il est mort épuisé de fatigue, consumé de son insatiable amour. Qui sait... si la doctrine que tu serres en ce moment dans tes bras n’est pas une de ces imparfaites images qui ont abusé l’âme avide de Don Juan... Ta vie serait alors noblement perdue dans une pure recherche et dans une grande illusion. Mais ce temps de loisir, où les Don Juan pouvaient sans remords brûler ainsi leur vie, est passé... Dans la grande lice qui est ouverte, chacun doit à son heure entrer, combattre et tenir ferme jusqu’au bout.