Page:Revue des Deux Mondes - 1902 - tome 9.djvu/16

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

la Nature l’électricité[1]. — Je conclus de là que tu as si peu examiné la nature de Dieu, de la loi morale et de la liberté, que tu n’étais pas convaincu de leur existence, et que tu as pu les sacrifier sans peine aux créations de ton imagination. C’est pour cela que je t’ai conseillé et que je te conseille de lire Kant sur la loi morale[2], Descartes sur l’existence de Dieu, Maine de Biran et Cousin[3] sur la liberté, afin d’y croire. Quant à présent, ne songe pas à la conciliation des termes opposés. Pour concilier, il faut des termes contraires, en l’existence desquels on croie invinciblement. Or, maintenant tu n’as qu’un terme, par conséquent ce qui est à faire en ce moment c’est de poser avec conviction le second.

Remarque en passant que cette loi de génération des systèmes, dont tu t’es moqué, est fort simple. Elle se réduit à ceci : avant de concilier et d’expliquer les oppositions, ce qui est le but de toute science, poser les oppositions. Toute opposition impliquant deux termes, poser les deux termes.

Or, de ces deux termes, tu n’as que celui qui se rapporte au naturalisme, au système de la nécessité, au matérialisme, à la doctrine du plaisir. Cherche donc l’autre, et diffère la lecture de Spinoza.

Prenons par exemple ton fluide. Comme il n’est ni pesant, ni tangible, tu crois en faire un intermédiaire entre la matière et l’esprit. Tu crois trouver là le nœud des choses ; mais c’est que tu n’as qu’une idée incomplète de ce qui est matériel et immatériel. Réfléchis et tu verras, comme les physiciens, que tu le conçois comme étendu, composé de parties, de molécules élastiques et sans cesse en mouvement. Oseras-tu dire alors que le fluide ou le mouvement du fluide est ta pensée ? Vois donc au moins les différences et les o})positions avant de chercher l’unité et les solutions.

  1. Gréard, ibid., p. 146 : « Si j’osais entrer en lice avec toi, je nierais que ce que tu appelles spirituel te représente réellement quelque chose. Ce mot lui-même veut dire souffle, force, électricité... Ta pensée franchit-elle le monde en moins de temps que ce grand fluide ? Agit-elle sur ton corps plus vite et par une puissance plus mystérieuse que le grand fluide sur la matière ? Les Cartésiens, les Malebranche, ne peuvent se décider à faire agir la volonté sur le corps : qu’ils voient le fluide remuer les montagnes et qu’ils l’expliquent... Craignons que cette grande querelle du matériel et du spirituel ne soit qu’un malentendu... Cette distinction rend inexplicable et inconcevable cette vie universelle, ce grand fluide suspendu alors entre la matière et l’esprit pur. »
  2. Voyez dans les Philosophes classiques du XIXe siècle, l’étude sur Maine de Biran.
  3. Ibid. sur Victor Cousin.