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être absolument un et véritable ; tout cela n’est qu’un, et cette grandeur infinie et accessible est la suprême beauté. Il y a des barbares qui ne voient dans tout cela qu’un spectacle, une fantasmagorie que Dieu fait jouer pour amuser les hommes, un composé de matières et de mouvemens sans forces propres, ni véritable réalité, et ceux-là se disent artistes !

Sérieusement, mon cher, peux-tu vivre de la vie politique ou de ce qu’on appelle la vie réelle quand tu as ces pensées devant toi ! Peux-tu aimer de toute ton âme autre chose que les choses parfaites que découvrent la science et la réflexion intérieure ? Et ne sens-tu pas que lorsque nous donnons cet amour à une créature finie et réelle, nous ne le donnons que par illusion, nous figurant que cet être est parfait, et l’habillant de toute l’excellence que nous voyons dans ce modèle divin. Je ne sais si les choses se passent en toi comme en moi ; mais je confesse que l’amour infini que je porte comme tous les hommes au fond du cœur, se trouve toujours empêché dans son essor, lorsqu’il s’adresse aux réalisations finies de l’essence parfaite ; je ne sais quelle malheureuse clairvoyance me montre qu’ils manquent de ceci ou de cela et qu’ainsi ils ne peuvent partout donner prise à l’amour ; je dis la même chose de moi-même et je sens que je ne mérite pas non plus d’être complètement aimé.

Je t’avoue là une foule de pensées et de sentimens que je n’oserais dire à personne de crainte de passer pour un extravagant ; mais avec toi, j’ose tout ; dis-moi, non pas si je suis hors du sens commun (je le sais bien, et je ne m’en afflige pas), mais si je suis hors du bon sens (ce qui est beaucoup plus sérieux). Tu es plus capable d’en juger qu’un autre, puisque tu ne crois pas à la philosophie et que tu peux la regarder sans t’éblouir. Au reste, tout ceci s’explique dans la chaîne de mes doctrines, et un jour, si tu veux, je t’expliquerai ce que signifie cette sorte de panthéisme pratique que je t’ai exposé là.

Adieu, soigne-toi et écris-moi aussi longuement que je le fais.


A Prévost-Paradol.


Paris, 30 mars 1849.

Je relis ta lettre[1] et j’y trouve une phrase qui m’ïnquiète.

  1. Gréard, ibid., p. 445.