Page:Revue des Deux Mondes - 1902 - tome 9.djvu/12

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

à la doctrine du maître, le tout accompagné d’une ignorance complète de ce que sont la philosophie et la science modernes ; mais comme je me jetterais plutôt dans un puits que de me réduire à faire uniquement un métier, comme j’étudie par besoin de savoir, et non pour me préparer un gagne-pain, je veux une instruction complète. Voilà ce qui me jette dans toutes sortes de recherches et me forcera, quand je sortirai de l’Ecole, à étudier en outre les sciences sociales, l’économie politique, et les sciences physiques. La vie est longue ; voilà à quoi elle me servira ; mais ce qui me coûte le plus de temps, ce sont les réflexions personnelles ; pour comprendre, il faut trouver ; pour croire à la philosophie, il faut la refaire soi-même, sauf à trouver ce qu’ont déjà découvert les autres ; tu sais cela par expérience, et si tu flottes maintenant dans ton malheureux scepticisme, c’est que tu as considéré les philosophes comme des avocats et des comédiens ; comme ils ont tous un grand génie, ils raisonnent avec force et vraisemblance et présentent des opinions belles et poétiques ; d’où il est arrivé que tu as donné raison aux systèmes les plus contraires, de même qu’à la tribune, quand on regarde un assaut d’éloquence en spectateur désintéressé, on croit tour à tour les deux adversaires et l’on finit par n’en croire aucun.

Sache pourtant que j’aime mieux ta froideur, ton dégoût, ton scepticisme, ton ambition, que tes convictions aveugles, passionnées, irréfléchies, inflexibles d’autrefois ; il arrivera de là que tu ne prendras pas la vie au sérieux, et que tu la passeras plus douce et plus agréable ; il arrivera encore que, le jour où tu te lasseras de cet état mou et flottant, tu pourras chercher sans prévention un terrain ferme et enfin t’y reposer.

Te le dirai-je enfin ? Tu es plus près de moi qu’auparavant ; le propre de la réflexion, c’est de pacifier l’âme, et, en l’élevant, de la rendre indifférente. Voilà ce qui m’arrive ; comme toi, j’en suis venu à un grand mépris des hommes, tout en gardant une grande admiration de la nature humaine ; je les trouve ridicules, impuissans, passionnés comme des enfans, sots et vaniteux, et surtout niais à force de préjugés ; tout en conservant les formes extérieures de la politesse, je ris tout bas, tant je les trouve laids et idiots ; n’est-ce pas là ce que tu sentais si vivement l’an dernier ? Tu me le disais, et je ne t’écoutais pas, perdu dans la contemplation de l’homme en soi ; j’en suis venu où tu en es, mais en gardant mes premières opinions sur la nature de l’homme