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reste à jamais si vivante dans nos cœurs, que toute autre image qu’on essaie de nous en montrer risque de nous paraître incomplète et médiocre, en regard de celle-là.

C’est, au reste, ce que pourra prouver suffisamment une simple analyse des deux pièces nouvelles. Mais d’abord, quoique chacun se souvienne des vers de Dante, je vais demander la permission de les rappeler, puisque, aussi bien, ils constituent à peu près l’unique document dont les deux poètes aient eu à tenir compte.


Après que j’eus entendu mon guide me nommer ces dames de jadis, et leurs cavaliers, la pitié m’étreignit, et je restai comme hors de mes sens. Puis je dis : « O poète, volontiers je parlerais à ces deux-ci, qui vont ensemble, et paraissent au vent être si légers ! » Et lui : « Attends qu’ils soient plus près de nous ; et, alors, prie-les, au nom de l’amour qui les mène ; et ils viendront. »

Aussitôt donc que le vent les eut conduits près de nous, j’élevai la voix : « O âmes désolées, venez et parlez-nous, si cela vous est permis ! »

Telles que deux colombes, appelées par le désir, les ailes ouvertes et immobiles, volent vers leur doux nid, où l’air et leur vouloir les portent ; telles ces deux âmes sortirent de la foule où était Didon, et vinrent à nous par cet air effroyable : tant avait été fort mon cri passionné !

« O créature charitable et généreuse, qui, dans ce lieu maudit, daignes venir nous voir, nous qui avons teint la terre de notre sang ; si le Roi de l’Univers nous était ami, nous le prierions pour ton repos, puisque tu as pitié de notre misère ! Du moins, de quoi que tu désires que nous t’écoutions, ou que nous te parlions, nous t’écouterons et nous te parlerons, pendant que le vent, comme il fait, se taira. La terre où je suis née est au bord de la mer, à l’endroit où le Pô descend pour avoir la paix, avec son cortège. Or l’amour, qui se prend vite aux cœurs nobles, a allumé, chez celui que tu vois près de moi, le désir de mon beau corps, qui me fut enlevé. Et l’amour, qui à nul être aimé n’épargne d’aimer aussi, m’a inspiré pour cet homme un plaisir si fort que, comme tu le vois, j’en suis encore toute possédée. C’est cet amour qui nous a conduits à une même mort. Quant à celui qui nous a ôté la vie, le cercle de Caïn attend son âme ! »

Telles furent leurs paroles qui vinrent à moi. Et quand j’eus entendu ces âmes blessées, j’inclinai mon visage, et le tins si longtemps penché que le poète me dit : « Que penses-tu ? » Alors j’essayai de répondre, et dis : « Hélas ! que de doux rêves, que de désirs ont dû conduire ce couple à cette douloureuse aventure ! » Puis, me tournant vers eux, je leur parlai, et dis : « Francesca, ton supplice me fait pleurer de tristesse et de compassion. Mais, dis-moi : au temps des doux soupirs, comment et pourquoi l’amour vous a-t-il poussés jusqu’à connaître les désirs criminels ? »

Et elle me dit : « Il n’y a pire douleur que, dans la souffrance, le souvenir des temps heureux. Il sait bien cela, celui qui te conduit ! Mais si tu désires tant connaître la première racine de notre amour, j’essaierai, tout en pleurant, de te la dire. Nous lisions un jour, par délassement, l’histoire de