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voilà le péché, voilà le crime. Marianne a péché contre l’amour : ne s’avise-t-elle pas, avec ses dix-neuf ans et un mari qui a l’encolure de Claudio, d’être fidèle à ce mari ? Ceux qui ont arrangé le mariage de la petite princesse Elsbeth ne sont-ils pas de grands coupables ? Qu’est-ce que la raison d’État en regard des raisons du cœur, et la paix entre deux peuples n’est-elle pas achetée trop cher si l’union qui la scelle doit faire couler deux larmes sur un voile d’épousée ? Camille aime son cousin, et l’aveu, monté du cœur, lui brûle les lèvres ; mais, orgueilleuse et coquette, elle se livre à un marivaudage forcené : c’est pécher contre l’amour et il faut qu’elle soif punie cruellement.

Musset n’a jamais rien su que l’amour ; mais de cet amour, joie et tourment de nos cœurs, charme et supplice de notre vie, il a su de bonne heure la double nature :


Amour, fléau du monde, exécrable folie,
Toi qu’un lien si frêle à la volupté lie,
Quand par tant d’autres nœuds tu tiens à la douleur !


On peut le suivre à la trace, et reconnaître son passage aux ruines qu’il a semées. André del Sarto a volé l’argent du roi et gâché son génie pour une femme qui le trahit ; pendant que Marianne s’éprend d’Octave, qui ne l’aime pas, Cœlio, qui l’aime, tombera sous les coups destinés à un autre ; l’amour fera une victime, Rosette ou Fortunio, et peu importe qu’innocente ou coupable soit cette victime. Comment se résoudre pourtant à ignorer toujours le mot de l’univers, à mourir sans avoir vécu ? « Hélas ! l’homme tend à la nature une coupe aussi large et aussi vide qu’elle. Elle n’y laisse tomber qu’une goutte de sa rosée ; mais cette goutte est l’amour.  » Loi cruelle, c’est la loi, et il faut que l’extase s’achève en sanglots. L’atmosphère de ce théâtre est saturée de volupté et chargée d’orage ; étonnez-vous de la trouver si troublante ! Ainsi ce théâtre, dont l’unique inspiratrice est la fantaisie, et une fantaisie personnelle entre toutes, nous en apprend plus sur les choses de la vie que tout le théâtre d’histoire, de philosophie et de prédication sociale des romantiques. A coup sûr le cercle en est des plus restreints ; il n’y tient que l’émotion d’un instant fugitif. Mais, si mince qu’elle soit, c’est beaucoup d’avoir mis dans une œuvre d’art une parcelle d’humanité. Musset y est arrivé, parce que, poussant jusqu’au bout dans le sens où les romantiques s’étaient arrêtés à moitié route, il a résolument fait abstraction de tout ce qui n’était pas lui-même. C’est encore un moyen de découvrir la réalité humaine que de la