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« Moi seul, je l’ai connu… C’était la bonne partie de moi-même. Je ne suis qu’un débauché sans cœur. Je n’estime point les femmes. L’amour que j’inspire est comme celui que je ressens : l’ivresse passagère d’un songe.  » Ainsi se lamente Octave sur la tombe où il vient d’ensevelir Cœlio : ainsi pouvait parler Musset dans les heures de clairvoyance et de repentir où il s’apercevait lui-même et se jugeait.

Dans ce monde créé par un jeune homme de vingt-cinq ans, il ne fait bon vivre que pour ceux qui ont « jeunesse de visage et jeunesse de cœur.  » Il va sans dire que le mari y jouera un sot personnage et ne cessera d’être ridicule que pour devenir odieux. Il sera « horrible et idiot » comme le prince de Mantoue, crédule comme maître André, imbécile et cruel, comme le juge Claudio. Les régens et autres empêcheurs de s’amuser seront traités suivant leurs mérites et présentés tels qu’ils sont : pédans comme Blasius, ivrognes comme Bridaine, laids à faire peur comme dame Pluche aux coudes effilés. Derrière ces grotesques, c’est Musset que nous devinons, c’est sa raillerie et son impertinence. Les personnes d’âge n’ont vraiment qu’un moyen d’obtenir l’indulgence de ces jeunes gens, c’est de se montrer elles-mêmes indulgentes à la jeunesse. Van Bück prend son rôle d’oncle à la manière des oncles du Gymnase et acquitte les lettres de change de son mauvais sujet de neveu, dont les fredaines le ragaillardissent. Hermia, la mère de Cœlio, se souvient d’avoir été belle, et conte à son fils le drame d’amour dont elle fut l’héroïne. Le baron de On ne badine pas avec l’amour s’enferme dans son cabinet de travail pour ne pas voir d’étranges choses qui se passent dans ses terres seigneuriales. La baronne de Il ne faut jurer de rien est trop attentive à sa partie de whist ou trop occupée à chercher son peloton de laine pour empêcher sa fille de recevoir des billets doux ou de courir la nuit à un rendez-vous. Voilà de braves gens qui se tiennent à leur place ; il leur est beaucoup pardonné parce qu’ils ne sont guère gênans.

Il faudrait ici évoquer en regard ces images féminines qui ne sont que les formes que prend la rêverie amoureuse de Musset, images toutes différentes et vivantes. Dans le drame romantique, il y avait vingt héroïnes, toujours pareilles, et pas une femme ; il y a une galerie de femmes dans le théâtre de Musset, et c’est presque le seul où l’on rencontre des jeunes filles. Jeunes gens tous spirituels, jeunes filles toutes gracieuses, jeunes femmes toutes belles, quelle affaire ces personnages peuvent-ils avoir entre eux ? L’amour, unique souci et culte unique, leur crée une morale à leur usage et une religion. Il n’est de péché que contre lui ; mais vouloir se soustraire à ses lois,