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dont Musset se contente, laissent notre imagination libre, active, maîtresse de composer avec nos propres souvenirs, de renouveler et de modifier à mesure ce décor qui sans doute n’est pas tout à fait le même pour chaque lecteur. Cela ne suffirait-il pas, au surplus, à montrer combien les comédies de ce théâtre se déforment et se dénaturent sitôt qu’on commet la faute de les transporter à la scène, où elles sont emprisonnées entre la toile de fond et les portans de carton peint ? Cette invention du décor est la plus heureuse trouvaille du poète ; c’est ici le point essentiel, le trait décisif. C’est le décor qui donne à ce théâtre son charme et son harmonie ; il fait plus et j’allais dire qu’il lui donne sa vraisemblance. Dans ces pièces dont la rêverie du poète a façonné le cadre, il deviendra naturel que le poète place sa propre rêverie, souriante et mouillée de larmes. Dans ce décor qui n’est que l’imagination du poète projetée au dehors, quoi d’étonnant si nous trouvons Musset lui-même et si nous le retrouvons encore dans le choix des interlocuteurs qu’il lui a plu de grouper autour de lui afin d’avoir qui lui donne la réplique ?

« C’est au souvenir des folies du carnaval que Fantasio a dû le jour, nous dit l’éditeur des œuvres complètes du poète. Alfred de Musset écrivit cette comédie vers la fin de 1833, peu de temps avant de partir pour l’Italie, dans un moment où il n’avait que des idées riantes.  » Il en écrira d’un autre ton au retour de ce voyage d’Italie. C’est donc Musset lui-même qui, pour clôturer dignement une semaine de carnaval, se costume en bouffon et s’affuble de la défroque de saint Jean, pour pêcher au bout d’un hameçon la perruque du prince de Mautoue. Il est aussi bien Fortunio, dont il a le joli visage, les cheveux blonds et les yeux bleus, Fortunio, c’est-à-dire Chérubin attendri, devenu sentimental pour avoir lu les Méditations, et dont la hardiesse de page s’est changée en mollesse élégiaque de « rêveur à nacelle.  » Il est le jeune Rosemberg, étourdi, fat, impatient de réussir auprès des femmes, naïf dans sa suffisance et charmant dans sa fatuité. Comme Perdican, il est esprit fort, il a lu les philosophes du XVIIIe siècle, il ne croit pas à l’immortalité de lame, et il déclame contre les couvens. Son dandysme fait la roue dans les déclarations paradoxales de Valentin. Enfant du siècle, il en a les lassitudes et la désespérance. Homme à la mode, il est le causeur de salon de ses proverbes mondains. Même, il lui arrive de se dédoubler, et, comme l’auteur de la Nuit de décembre conversera avec le jeune homme vêtu de noir qui lui ressemble comme un frère, déjà Octave et Cœlio ne sont que le Musset libertin conversant avec le Musset sentimental.