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chansons de geste. Tel acte de Ruy Blas aurait sa place dans la Légende des Siècles, à côté de la Rose de l’Infante. Les Burgraves tout entiers y feraient belle figure à côté d’Éviradnus. C’est sous la forme d’une vision poétique du passé qu’est apparue à Victor Hugo, pendant son voyage du Rhin, l’idée de ce dernier drame. Et il y a merveilleusement exprimé tous les sentimens qui sont l’âme même de la poésie primitive : foi inébranlable dans la survie des héros légendaires qui reviendront à l’heure choisie par eux pour sauver leur pays, culte de la vieillesse, religion du serment, devoir de l’hospitalité, respect du mendiant envoyé par le ciel, nostalgie des temps anciens, sensation douloureuse que l’humanité dégénère et que les hommes d’aujourd’hui sont moins grands que les hommes d’autrefois. Aussi les Burgraves peuvent bien être un des pires entre les mélodrames, ils sont par ailleurs un des plus beaux poèmes qu’il y ait dans notre littérature.

Enfin, ce à quoi il faut toujours revenir quand on parle de Victor Hugo, c’est à sa prodigieuse puissance d’invention verbale. C’est chez lui que du mot naît l’idée. De même, dans son théâtre, des scènes entières ne sont que des prouesses de développement verbal. Taine reprochait à la tragédie de Racine d’être oratoire : comment eût-il qualifié le drame de Hugo ? Entre toutes, une figure de mots, l’antithèse, a sur son esprit un pouvoir si impérieux qu’elle semble avoir présidé à la genèse de toutes ses pièces. Hernani oppose le bandit à l’empereur et le jeune homme au vieillard ; le Roi s’amuse oppose au roi le bouffon ; Marie Tudor, l’ouvrier au grand seigneur ; Angelo, la courtisane à la grande dame ; Ruy Blas, le valet au ministre et le ver de terre à l’étoile. Non seulement, dans ce théâtre, l’antithèse oppose un personnage à un autre, mais, dans un même personnage, elle oppose les sentimens à la condition et un trait de caractère à un autre trait de caractère. Marion Delorme est la courtisane à qui l’amour a refait une virginité, âme pure dans un corps souillé. Triboulet est le bouffon transfiguré par l’amour paternel, âme tendre dans un corps biscornu. Marie Tudor est la reine sacrifiant à son amour la raison d’État, la femme dans la reine. Tisbé est la fille sublime. Ruy Blas est l’homme de génie sous la livrée d’un laquais. Antithèse dans les rapports des personnages entre eux, antithèse dans la conception intime des caractères : dans ce théâtre, tout n’est qu’antithèse.

Sentimental, déclamatoire, pittoresque, satirique, épique, verbal, tel est le lyrisme chez Victor Hugo ; chez Vigny, il se charge de philosophie. L’auteur d’Éloa ne voyait dans un poème qu’un symbole pour traduire une idée : c’est à la même fin qu’il fera servir les moyens