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IV

Il était impossible qu’une telle expédition, dans la saison glacée dont un usage immémorial faisait une saison de repos, ne produisît une profonde impression sur l’opinion publique. Le premier effet fut, en France, une admiration sans mélange pour la témérité, l’endurance surprenante du chef et des soldats. « Les choses que M. de Luxembourg fil sur les glaces, — consigne le comte d’Aligny dans son journal intime[1] — sont si extraordinaires, que je n’ose même pas me hasarder à les écrire, quoique j’en aie été le témoin ! » Le comte de Bussy-Rabutin retrouve tout à coup dans son cœur des sentimens mis en oubli depuis nombre d’années : « Il n’est bruit que des hauts faits de notre cousin de Luxembourg. J’en suis fort aise, car je l’ai toujours estimé et aimé[2]. » Quelques semaines plus tard, s’élèvent toutefois certaines critiques, qui piquent au vif l’orgueil de Luxembourg. Il apprend de Paris, écrit-il à Louvois, que « les causeurs le daubent de terrible façon, » sur le nombre de gens « qu’il a fait tuer sans nulle nécessité, et pour prendre des postes qu’il a fallu ensuite abandonner. » Le Roi lui-même, d’après les bruits qui courent, mieux instruit des détails, aurait montré quelque mécontentement des terribles exécutions, des incendies impitoyables, de la destruction radicale des deux villes conquises en son nom. Aussi, malgré le mépris qu’il affiche pour la malveillance des « cabales » et les criailleries des « faquins, » Luxembourg juge-t-il nécessaire de tenter une apologie auprès de son ami Louvois. Sur le reproche d’avoir hasardé son armée sans en tirer de durable avantage, il a beau jeu sans doute d’invoquer le changement, impossible à prévoir, de la température, et de railler les tacticiens en chambre qui, s’ils eussent été en sa place, s’en seraient peut-être tirés avec moins de bonheur. « Je vous assure, monsieur, ajoute-t-il justement, que nous avons fait tout ce qui a été possible, et peut-être plus qu’il n’y avait apparence. » Mais on le sent moins à son aise sur le sujet des cruautés exercées par son ordre. Il cherche à atténuer d’abord l’importance de ces destructions. Tout se réduit, d’après ses premières assurances, à certaines représailles

  1. Mémoires inédits du comte d’Aligny. — Mss. de l’Arsenal, 3723.
  2. Lettre du 13 janvier 1673, Correspondance générale de Bussy-Rabutin.