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nombreuse garnison. Comment pourrait-on, sans canons, avec des troupes fatiguées, affaiblies, trempées d’eau et de boue, forcer une semblable barrière, où « cent hommes bien déterminés eussent pu tenir contre une armée ? » Tel est cependant le parti auquel s’arrêta Luxembourg : « Je résolus, écrit-il à Condé, de me faire jour l’épée à la main, ne pouvant plus me retirer autrement. » Il envoya quelques hommes de confiance reconnaître la position et, jusqu’à leur retour, il s’assit devant un grand feu, « pour tâcher de se réchauffer, car il était tombé dans l’eau, » ruminant en sa tête comment il se tirerait de ce pas difficile. Un message que l’on apportait l’interrompit dans sa rêverie ; la nouvelle était si étrange que Luxembourg, dans le premier moment, « ne pouvait en croire ses oreilles. » Le fort d’Orange était abandonné ; les retranchemens de Nieuwerbrug désertés, vides de défenseurs ! La veille au soir, M. de Gassion, demeuré à Woerden avec la cavalerie, ayant appris la chute de Swammerdam et de Bodegrave, avait, au prix de mille difficultés, aventuré sur la chaussée du Rhin un capitaine avec une centaine de chevaux. Le colonel Moïse Paynwin, chargé par Kœnigsmarck de la défense de Nieuwerbrug, voyant de loin venir cette avant-garde, avait été saisi d’une terreur inconcevable. S’attendant à être assailli par deux points opposés, pris entre des feux convergens, il s’était enfui honteusement, emmenant la garnison, et s’était réfugié dans les murs de la ville de Goude. Si prompte avait été sa fuite qu’il avait négligé d’enclouer ses canons et de détruire ses munitions. M. de Sourches, envoyé sur-le-champ, s’empara de trois étendards, de vingt et une pièces d’artillerie, et d’immenses approvisionnemens en poudre, en blé et en farine que, faute de moyens de transport, on fut obligé de brûler. Le chemin, par cette chance inouïe, devint libre jusqu’à Woerden, et Luxembourg, soulagé d’un grand poids, donna pour le lendemain l’ordre du retour à Utrecht.

Il voulut cependant, avant d’évacuer sa conquête, se venger de sa déconvenue, laisser de son passage un terrible souvenir. Non content de raser les remparts et les forts, il ordonna la destruction de tout ce que la flamme avait jusqu’alors épargné. Ni pleurs, ni supplications, ni offres de rachat, rien ne put l’attendrir. Des compagnies, la torche en main, se répandirent dans toutes les rues de Swammerdam et de Bodegrave, brûlèrent méthodiquement, et quartier par quartier, tout ce qui restait